Qu’est-ce qui témoigne d’un plaisir de lecture ? Entre autres indices, celui-ci : le besoin de cueillir des citations. Comme si, la page tournée, on craignait de perdre tel bonheur d’écriture, telle formule savoureuse. Ces perles, chaque page de Mes prisonnières en regorge. Un exemple ? Dans une rue malfamée, « un canif luit ambigu comme une patate douce ». Ou encore : « Le ciel est imberbe comme ceux qui n’ont jamais eu faim ». La liste pourrait être enrichie, mais ne devrait pas faire suspecter un coffre à jouets où les trouvailles s’entassent sans ordre. Ordre il y a -et des plus singuliers- dans cette rêverie à fort relent autobiographique. L’argument en est fort mince (qui s’en plaindrait). En partie responsable de la mort de ses chats, une Lolita atypique propose au poète le deal suivant : devenir sa prisonnière, « sans la moindre restriction ». Ce pourrait être l’amorce d’un mauvais film égrillard, avec vieillard libidineux à l’affiche. Il n’en est rien. Ici « Eros » rime avec « logos » : une langue affûtée, inattendue, maniériste ; maniériste, oui, mais de la meilleure tradition. Celle qui nous fait remonter (pour ne pas aller trop loin) à un autre allumé fin-de-siècle : l’énigmatique Huysmans, lui aussi thuriféraire du Paris inconnu, de ses troquets, de ses environs déjà sinistrés, et bien sûr de la Bièvre, petite rivière étonnamment évoquée par Martin : « La Bièvre est omniprésente, subtil intermédiaire de tous les recels, de tous les fourgues. La Bièvre est aux fourneaux des huiles odorantes, idôlatres. Ses archaïques fritures valent des blasons. » Ce dernier mot sonne particulièrement juste pour décrire les improvisations martiniennes. Chaque motif lui offre la matière des ornementations les plus folles, jusqu’à en épuiser la beauté, et passer au suivant.
Art qui n’est pas sans rappeler celui des jazzmen auxquels on a justement comparé Martin. Au beau milieu de ses chorus trône précisément le corps féminin. Lui aussi est affaire d’emblèmes, c’est-à-dire de langue. Celle de Martin est tout ensemble fouilleuse et contemplative. Elle sublime la chair sans la tenir à distance au moyen d’une palette très riche d’effets. Mystère à déchiffrer, la femme est la grande inspiratrice. Elle suggère d’étonnantes inventions. Comme celle-ci, au bout d’une étreinte : « le paysage claque toutes ses portes avant de s’apaiser ».
Sur un autre versant, cette prose se montre apte à cerner l’intime, sans une once de vulgarité : « elle lâche tout pour se glisser dansune salle d’eau à la porte hésitante, elle urine puissament comme on abat un lourd paquetage à la caserne, sur le seuil de la chambrée ». Les charmes de ces Prisonnières ne sont pourtant pas gratuits. On y collectionne autre chose que des joyaux stylistiques. Quelques leçons, peut-être ? Hasardons une piste : à sa façon, si personnelle, d’investir le territoire de l’Eros, Martin semble en rébellion tacite contre le discours sexuel omniprésent aujourd’hui, où la liberté se mure en convention, où l’intime est dépouillé de toute singularité. Chez lui, c’est l’inverse qui a lieu : il réhabilite, en ce domaine, les droits de l’originalité ; il réarme surtout notre désir de lenteur démontrant que la première vertu de l’imagination, c’est de prendre son temps. Par là -et sans vouloir à tout prix le référer à Huysmans- ce beau petit livre nous offrirait peut-être un nouvel A Rebours de la vie moderne.
Jean Miniac
Zulma (coll. Vierge folle) 140 pages, 89 FF
Domaine français Bagatelles célestes
octobre 1994 | Le Matricule des Anges n°9
| par
Jean Miniac
Le dernier livre d’Yves Martin, présenté comme un premier roman, consacre le corps féminin avec une jubilation inventive d’une rar qualité. Eros habite rue Marcadet.
Un livre
Bagatelles célestes
Par
Jean Miniac
Le Matricule des Anges n°9
, octobre 1994.