Quelque chose a eu lieu dont j’ignore tout et je voudrais écrire le livre pour dire cette chose, pour que l’événement qui m’a une première fois aveuglé dans la vie revienne une seconde fois m’éblouir sur la page. »
Biographique, certes, mais du plus fragile, du plus insaisissable, c’est sur cet incipit et dans un rythme du ricochement que Christian Bobin parle et nous place d’emblée dans un mouvement particulier, voire musical - chaque phrase éclairant la suivante, s’appuyant et s’élançant sur elle, il n’y a pas d’autre nœud, d’autre cœur au livre que cette légèreté-là : le vol d’un oiseau.
Pourquoi nous prend-il dans cette confiance, cette confidence. De quoi va-t-il nous faire complice ? Où nous emporte cette voix ?
Ecrire pour passer de l’aveuglement à l’éblouissement, de l’ignorance à l’abandon, L’Epuisement serait un récit du Je, un récit où l’écrivain s’avance le plus en tant que personne, non avec l’enfance de l’autre, Hélène, mais avec l’enfant qui est un autre en moi : « J’ai trois ans, j’écris à l’intérieur de cet âge-là, je prends les lettres de l’alphabet et je monte une cabane, une tour, un château… ».
Le monde des livres et le monde tout court, le mot amour comme le mot dieu, la pluie, le beau temps, les miroirs, les icônes, Glenn Gould, le cinéma, le manuscrit d’un jeune auteur, la tapisserie du bureau, on s’étonne de voir déferler les thèmes, le quotidien, sans projet, sans cohérence. La vie n’est-elle pas cela, ce chaos, cet enlacement - « ce livre ressemble à l’orage mais, somme toute, une promenade sous la pluie n’est jamais mauvaise, la joie y vient avec la peur » - une incohérence acceptée par une sorte de grâce, l’écriture, la présence fraîche : « Je ne cherche jamais l’écriture. C’est elle qui me vient. C’est quelque chose qui sort du monde et qui me blesse. »
La femme doucement, au centre du livre, est la blessure du livre. Dire « doucement » pour comprendre qu’elle s’y glisse comme à son insu, imperceptiblement, et qu’elle prend place dans la vie confuse sans savoir qu’elle y est. Sans débordement. Est-elle le cœur de ces pages, un centre aimanté, un nerf obscur ? Hélène, Nathalie, Gertrud : trois visages d’une trinité : la fille, l’amante, la mère. Trois mythes, trois présences à jamais confondues. Juliette, Pénélope, Catherine de Sienne. Une utopie d’aimer. Et qui fait dire aussitôt à Bobin : « Je n’ai jamais vécu en couple par goût profond de la solitude ». Quel est donc cet amour qui rend seul et plus présent à la fois ? Sagesse d’une absence de sagesse, folie d’une absence de folie ? La réponse serait le mouvement dans le livre. Avec la belle paresse, quelque chose de l’âme quotidienne s’endort. Le scalpel d’écrire greffe un corps sur l’autre, une conscience plus fine. Plus exigeante aussi. Que ce soit dans sa critique de la psychanalyse, dans le constat de l’effondrement des communismes, dans ses réflexions sur la littérature, Christian Bobin ne se réfugie pas dans cet amour. Mais ce n’est jamais de face que viennent les affrontements. Cette profonde unité qu’invente l’auteur, entre L’enchantement simple et de La souverainté du vide, est immatérielle, avide, et retrouve le sérieux, l’éternité de l’enfance, sans sa régression : la joie et la gravité. La complicité que cherche Bobin est celle de la légèreté et de la dépossession : l’Eloge du rien. En cela, elle est initiatique. Mais il faut entendre du plus simple et du plus clair : vivre, attendre les flocons de neige. Ces livres n’en sont pas. Des courants d’air, des choses compactes aussi, indivisibles. Se joue une expérience de l’être dont toute la société nous sépare. Un oui profond.
L’Epuisement
Christian Bobin
Le Temps qu’il fait
120 pages, 85 FF
Domaine français L’enfant est un autre
octobre 1994 | Le Matricule des Anges n°9
| par
Dominique Sampiero
Christian Bobin avec L’Epuisement donne au chaos du monde une lumière surgie de l’enfance. De l’aveuglement à l’éblouissement.
Un livre
L’enfant est un autre
Par
Dominique Sampiero
Le Matricule des Anges n°9
, octobre 1994.