Un bref recueil de textes courts, d’une intensité à couper le souffle, tranchants sous une plume de velours, voilà le cadeau que nous offrent les Editions du Griot en publiant ces Proses de Constantin Karyotakis. Ces écrits datés de 1920 à 1928, dont certains sont rassemblés sous un même thème, sont indépendants les uns des autres mais unis par la même voix mystérieuse et désespérée. Sans jamais un mot inutile, avec une terrible lucidité, l’auteur nous présente les différentes apparences que revêtent l’espoir, les désillusions et la recherche du sens de la vie. Ainsi, un fonctionnaire qui ne peut s’exprimer qu’en traçant un trait plus long que les autres sur son registre, une jeune fille heureuse d’avoir été obligée de donner son corps à un vagabond, un homme trouvant la sérénité dans un asile où le temps est enfin aboli, et un autre plongé dans l’éblouissement éphémère de la contemplation de la mer. La quête de soi-même prend la forme d’une fuite : « Je marche des jours entiers. Où vais-je ? Je sais que lorsque je tournerai la tête, je verrai le fantôme de moi-même. » L’ultime dérobade sera la mort, celle que se donnera Karyotakis en 1928 à 32 ans.
De ces textes naît un sentiment d’inquiétante étrangeté dû à la présence simultanée d’une écriture raffinée et élégante, précise sans être précieuse, qui réchauffe le coeur, et de thèmes douloureux voire terrifiants qui eux glacent le sang. L’art de Karyotakis est de nous faire frôler l’horreur sans qu’on s’en aperçoive, comme dans l’histoire de cette mère soulagée de voir son enfant mort ou dans celle de ce crâne qui pense et se met à sourire à son acquéreur. L’alchimie de la langue poétique et du réalisme des situations donne naissance à une musique envoûtante jusqu’à l’ivresse. Le lecteur étourdi par le style pur perd ses repères et l’auteur impose sa prose, véritable poésie de l’amertume et de la désillusion.
Proses
Constantin Karyotakis
traduit du grec par P. Portier
et Socrate C. Zervos
Editions du Griot
62 pages, 59 FF
Domaine étranger Eros et Thanatos
décembre 1994 | Le Matricule des Anges n°6
| par
Christine Koziura
Un livre
Eros et Thanatos
Par
Christine Koziura
Le Matricule des Anges n°6
, décembre 1994.