Agota Kristof n’est pas bavarde lorsqu’il s’agit de parler de ses lectures. Elle s’excuse presque confuse de rester sans voix s’il faut mentionner quelques livres fétiches. Dans son appartement, les pièces lumineuses n’éclairent guère les traces de leur présence. Agota Kristof n’a pas à proprement parler de bibliothèque, simplement quelques étagères disposées dans chacune des pièces qui épousent sans se manifester les contours de l’ameublement. On y retrouve surtout des livres de poche, particulièrement les classiques français, auxquels elle s’est frottée à son arrivée en Suisse pour apprendre la langue.
Dans la salle de séjour, elle tire un livre au hasard : « Tiens, Madame Bovary. Je ne savais pas que je l’avais. » Elle s’excuse de nouveau : « Après mon divorce, je n’ai pratiquement rien gardé. » Dans l’une des chambres, nouvelle rangée de livres. C’est la bibliothèque de son fils, libraire à Lausanne. C’est de là qu’elle montre, presque radieuse, sa dernière grande découverte, Les Oiseaux de Tarjei Vesaas, « un livre merveilleux, d’une si grande tristesse ». Plus loin : sa chambre à coucher. A côté d’une commode, deux planches en bois supportent bien quatre mètres de livres, légèrement avachis les uns contre les autres. Là, l’écrivain esquisse un sourire à peine feint : « Voilà, c’est la bibliothèque Agota Kristof. Ce sont toutes les traductions des Jumeaux. » Anglaise, allemande, scandinave, chinoise, coréenne… l’espace pris est impressionnant. On se rend compte de la qualité des éditions étrangères aux couvertures chatoyantes et souvent illustrées. « Cela représente 78 versions de mes trois romans », note-t-elle en vérifiant une page d’un petit cahier dans lequel l’écrivain tient chronologiquement l’avancée des nouvelles traductions. La dernière en date est la version en grec du Troisième Mensonge. « Je regarde souvent cette étagère lorsque j’oublie mon statut d’écrivain », dit-elle en souriant. Dernier refuge : les toilettes. La superficie des lieux d’aisances en Suisse n’est pas plus importante qu’en France, mais c’est là que l’on retrouve la part la plus fournie de sa bibliothèque, livres serrés sur une étagère. On y remarque l’œuvre pratiquemment complète de Thomas Bernhard, quelques Robert Walser (« j’aime beaucoup »), quelques Paul Auster que son fils ou un ami lui a envoyés, et toujours les classiques français déclinés en nombreuses éditions. Au milieu de ces livres, Agota Kristof affiche une attitude invariablement retranchée, comme si leur présence avait été amenée là une nuit pendant son absence. Le visiteur reprend malgré tout espoir lorsqu’il découvre le Journal intime du Suisse Henri Frédéric Amiel. On imagine qu’elle a dû apprécier. « Je ne sais pas, je ne l’ai jamais ouvert. » Curieuse impression de distance, d’indifférence comme si les lectures des autres n’offraient aucune espèce de salut, de délivrance, que seule, peut-être, l’écriture et elle seule parvient à...
Dossier
Agota Kristof
Livres en exil
novembre 1995 | Le Matricule des Anges n°14