La forme de l’abécédaire donne à Anne Matalon l’occasion de placer en exergue de chacun des 26 (+1) chapitres de son premier roman une citation tirée d’un de ces manuels de pataphysique dont regorge la littérature sur l’entreprise. À la lettre « A » comme « Action » on peut lire cette perle : « Il faut admettre que la plupart des cadres gèrent et agissent à la fois, mais aussi que lorsqu’ils sont en train d’agir, ils ne sont pas en train de gérer » (Goodman, « A system diagram of the function of a manager », Californian Management Review, 1968). La lettre « P » comme « Pillage et développement », n’est pas moins édifiante : « La source la plus féconde d’innovation, c’est le P&D (Pillage et développement) qui consiste à être attentif à toutes les innovations des autres acteurs pour se les approprier et, à partir de celles-ci, aller plus loin c’est à dire innover à son tour » (H. Serieyx, Le zéro-mépris, ou comment en finir avec l’esprit de suffisance dans l’entreprise et ailleurs, InterEditions, 1989). Mais ce florilège qui célèbre les noces de la bêtise et du management n’est que le contrepoint d’une histoire qui pourrait s’intituler, en hommage à Agatha Christie, « Les dix petits cadres ».
Nathan Robinski est chargé de la formation à la Générale d’Assurances Limousine. Peureux, hypocondriaque, suivi par une psychanalyste et courant après les spécialistes susceptibles de le débarrasser des aphtes qu’il somatise, Robinski a organisé, sous la pression de son supérieur hiérarchique, un stage « hors-limites » dans le Sahara pour les cadres dirigeants de la GAL. « Un truc un peu distrayant, stimulant, qui leur donne des émotions » pour « révéler la force d’une équipe en affrontant des conditions extrêmes ». Résultat : sur les dix cadres partis en stage, neuf sont morts et le dixième est porté disparu, soi-disant « enlevé par des indigènes lors d’une embuscade ». On découvre que les cartes IGN dont disposaient ces dix petits cadres ont été faussées avant leur départ. Mais l’affaire se précise quand Robinski, parti à Copenhague consulter un spécialiste des aphtes, croit apercevoir dans la rue le cadre porté disparu.
La vie de l’entreprise est une matière romanesque de choix. Après le très noir Extension du domaine de la lutte de Michel Houellebecq (Maurice Nadeau, 1994), Anne Matalon nous donne sa version du domaine de la lutte plus souriante, plus légère mais pas moins accablante. Une très bonne comédie policière.
Petit Abécédaire des
entreprises malheureuses
Anne Matalon
Canaille-Revolver /Baleine
234 pages, 49 FF
Domaine français Dix petits cadres
décembre 1996 | Le Matricule des Anges n°18
| par
Christophe David
Un livre
Dix petits cadres
Par
Christophe David
Le Matricule des Anges n°18
, décembre 1996.