Il n’y en a plus pour longtemps… ça doit être les tous premiers mots avant qu’on ne raccroche… On dirait que déjà la paroi se met à bouger…
Quelle idée de l’avoir dressée… Nous enfermer pour si peu… Il n’y avait pas le moindre risque… »
La scène se passe dans un espace insolite. S’il fallait camper un décor de théâtre, cela pourrait ressembler à une usine à fabriquer des conversations avec, à proximité, un local immense, désaffecté, où l’on aurait entassé des mots destinés au rebut. Isolés dans un recoin de la conscience, rejetés au dehors, les mots bannis de la conversation sont les protagonistes du nouveau livre de Nathalie Sarraute. Ils observent derrière une paroi -que l’auteur a imaginé transparente- le langage en train de s’énoncer et s’entretiennent sur ce qu’aurait été leur propre performance si on leur avait donné à eux aussi la possibilité de servir la conversation.
Le regard rivé sur ce qui se trame dans l’usine en activité, les mots exclus s’agitent dans leur coin et cherchent le moyen de rétablir l’ordre dans la communication, de combler les manques et les déficiences.
Le lecteur sera d’abord séduit par ce que cet univers de sous-conversation a de déroutant et de drôle.
Le principe de Ouvrez, même si le rapprochement peut sembler hors de propos, rappelle un peu celui de Tout ce que vous auriez voulu savoir sur le sexe… le film de Woody Allen, où des spermatozoïdes à formes humaines se bousculent pour tenter de passer les premiers de l’autre côté. Woody Allen, qui partage avec Nathalie Sarraute un talent incomparable pour l’observation de ses contemporains, ne signait pas là son meilleur long métrage… Il est fort à parier que ceux qui ont aimé Tropismes, Le Planétarium, ou, plus récemment, Tu ne t’aimes pas, seront frappés d’une légère déception en lisant Ouvrez. Ce texte n’est pourtant pas fondamentalement différent des précédents. Mais entre Ici, l’avant-dernier roman de Nathalie Sarraute et Ouvrez, les petites touches sensibles, les bruissements de voix si propres à l’œuvre de l’auteur, semblent avoir été pour cette fois proscrits. Certes, on retrouve dans Ouvrez le théâtre intérieur de Sarraute, son monde de sous-conversations, ces bribes de dialogues en apparence décousus et comme volées au réel le plus invisible, mais il manque comme une fêlure, peut-être la part maudite pour l’auteur de L’Ere du soupçon, celle qui révélait subrepticement au lecteur, des parcelles de sa vérité nue.
Ouvrez ressemble à un exercice de style, à un livre conçu comme une gageure : tenter de saisir la complexité et les contradictions des êtres à travers leurs conversations en donnant la parole aux mots. Malheureusement, la contrainte formelle devient rapidement un système, et passé le moment où le lecteur s’est amusé de cet étrange projet, le charme a disparu.
Où sont passés les Tropismes ? Espérons qu’ils patientent dans une prison dorée et que l’auteur ne les exclura pas de son roman à venir.
Ouvrez
Nathalie Sarraute
Gallimard
130 pages, 85 FF
Domaine français La vie des mots
janvier 1998 | Le Matricule des Anges n°22
| par
Marie-Laure Picot
Nathalie Sarraute poursuit son travail obsessionnel de décryptage de la conversation. Un exercice qui, hélas, manque cette fois de style.
Un livre
La vie des mots
Par
Marie-Laure Picot
Le Matricule des Anges n°22
, janvier 1998.