La Marie-Madeleine est un thonier. Pas un navire d’exception, mais une construction de métal et de graisse, qui permet aux marins d’extraire, depuis bien des années, le poisson de l’océan. Six hommes embarquent pour une marée. Cinq d’entre eux ont vécu bien des expériences, déjà. La mer et la vie les ont marqués. Il y a aussi ce jeune homme, vierge de tout péril, Paul-Henry. La mer « doit révéler l’homme qui patiente en lui ». Son père l’a mis sur la Marie-Madeleine pour que son voyage soit une initiation, un enseignement sur la rudesse de l’existence.
Voilà le thonier en route, avec son singulier équipage. Marc Trillard place en ces marins tous nos doutes, et l’image de notre société malade de fin du siècle. Le capitaine est las et pense à sa retraite, Bonnet Noir le mécanicien, a depuis longtemps sombré dans l’alcool, Milo le cuisinier à la jambe raide, a des instincts maternels, Etchebaster le bosco, est éperdument amoureux d’une femme inaccessible et enfin le mystérieux Démon, simple matelot, ne quitte jamais son couteau.
L’océan est présent, mais ce qui importe surtout, c’est le bateau, et sa capacité à isoler, ce « territoire clos sur un sang exclusivement mâle » où la femme ne tient qu’en rêve. Les personnages de Trillard sont très marqués. L’écrivain fore en eux et remonte ce qu’ils ont au creux du ventre. Ainsi de la dérive de Bonnet noir : « Au début on boit avec les copains, puis seul chez soi parce que les histoires des copains on les connaît très vite par cœur et puis parce qu’on a soi-même fait le tour de ce qu’on avait à raconter ». La terre est loin et l’océan force au repli sur soi. Chacun s’enfonce dans l’histoire de sa vie, profite de la suspension du temps pour en faire le tour à nouveau.
Marc Trillard visite un par un ses personnages. Il n’y a pas de liens réels entre eux, pas de rapprochements possibles. Des frictions, souvent. Coup de lame est un roman du retranchement.
Trillard montre, avec ce quatrième livre (Eldorado 51, prix Interallié 1994, l’avait révélé à un large public), une écriture très maîtrisée. Le romancier restitue avec fidélité les pensées de chacun de ses personnages, et l’ensemble sonne juste. Quelques mots, dans la tête du capitaine : « Bonne pêche. Jusqu’à présent, bonne pêche. Qui pourrait se plaindre ? Cent quarante-deux pièces au compteur, à neuf heures et demie, qui dit mieux ? Pas grand monde, pour sûr. Une belle moyenne, ça ouais, fier on peut l’être, sur la Madeleine. »
Voilà un roman qui traite l’actualité à la perfection et propose une vision très pessimiste de la société actuelle, sans échange possible. Nous sommes à la fin du vingtième siècle, plongés dans de biens réels conflits de pêcheurs. Les Espagnols sont là, prêts à mettre le bateau français à sac. En ancrant le roman dans le présent, Marc Trillard ne fait qu’accentuer le climat tragique de Coup de lame, sa direction, toujours plus loin dans l’impasse : « la mer ne sera plus jamais la mer ». Ce roman marque la fin de l’aventure.
La démarche de Marc Trillard s’inscrit à contre-courant de la confession. Preuve que la fiction peut encore se faire l’écho du présent. L’imaginaire, au service de la dénonciation.
Coup de lame
Marc Trillard
Phébus
192 pages, 119 FF
Domaine français Dans les mailles du filet
janvier 1998 | Le Matricule des Anges n°22
| par
Benoît Broyart
Un huis clos oppressant, qui mène au drame. Six hommes dans un bateau, en route vers la fin. Quand la mer se fait impasse…
Un livre
Dans les mailles du filet
Par
Benoît Broyart
Le Matricule des Anges n°22
, janvier 1998.