Cher ami. Une lettre me donne toujours l’impression de l’immortalité parce qu’elle est l’esprit seul sans ami corporel. Tributaire dans la parole de l’attitude et de l’accent, il semble y avoir dans la pensée une force spectrale qui marche seule -Je voudrais vous remercier de votre grande bonté mais n’essaie jamais de soulever les mots qui vous échappent. »
Datée de juin 1869, cette lettre de la poétesse américaine Émily Dickinson (1830-1886) à Thomas W. Higginson donne le ton d’une correspondance dans laquelle les éditions Corti, après la parution d’un large volume de poèmes (Une âme en incandescence), ont retenu quatre destinataires. Trois personnes identifiées et une autre énigmatique : l’ami (Samuel Bowles), le précepteur (Thomas W. Higginson), l’amant (Otis P. Lord) et un « Maître », auquel furent adressées trois lettres présentées au début de ce livre.
La traductrice Claire Malroux, qui avait réalisé le recueil de poèmes, apporte le même soin à ce nouveau travail qui par la richesse des notes et de précieuses préfaces pour chaque correspondance permet de réaliser à quel point ce livre non seulement ne démérite pas devant l’œuvre poétique mais s’avère être une des plus belles correspondances qui soit.
Émily Dickinson s’abandonne sans retenue à ce rapport passionné à soi-même, ce sentiment d’éternité qu’offre une liaison « abstraite » avec autrui. D’un feu égal à celui de sa poésie, ces lettres brûlent de visions, jeu d’éventail qui permet difficilement de voir le vrai visage de la poétesse tant elle joue de séduction avec ses destinataires, mais qui, paradoxalement, la montre tout entière dans sa fragilité de femme et la force de sa création.
Si la poétesse choisit des rapports d’élève, de soumission, devant son « précepteur » par exemple, c’est pour mieux asseoir des opinions, convaincre par l’originalité de ses perceptions : « Cher ami, je m’en remets à vous comme vous le demandez -Si j’outrepasse la permission, excusez l’âpre simplicité qui n’a connu d’autre tuteur que le Nord ».
Les lettres de Dickinson sont peuplées de ces formules fulgurantes, de poèmes soudain entrelacés à quelques remarques ou demandes, les citations de la Bible y sont incrustées avec le soin d’un moine enlumineur.
Les trois lettres au Maître dont on ignore s’il reçut ce courrier et dont ne subsistent que des copies faites par l’auteur, ouvrent ce livre dans une ferveur amoureuse où le délice frôle la passion : « Cher Maître, je suis malade, mais plus chagrinée que vous le soyez, j’exercerai ma main la plus forte assez longtemps pour vous écrire. J’ai cru que peut-être vous étiez au Ciel, et quand vous avez de nouveau parlé, cela a été très doux, et merveilleux, et une telle surprise -J’aimerais que vous alliez bien.
Je voudrais que tous ceux que j’aime, ne soient plus faibles. Les Violettes sont à mon côté, le Rouge-gorge tout près, et le « Printemps » -ils disent : Qui est-il -qui passe devant le seuil- ».
D’une intimité violente, flamboyante, chacune de ses lettres se contemple comme une icône, une dévotion qui nous ferait peut-être, à notre tour, les élèves de Dickinson.
Lettres au maître, à l’ami,
au précepteur, à l’amant
Émily Dickinson
Traduit de l’américain
par Claire Malroux
José Corti
258 pages, 120 FF
Domaine étranger Lettres d’une immortelle
août 1999 | Le Matricule des Anges n°27
| par
Marc Blanchet
Aux traductions récentes de la poétesse américaine Émily Dickinson manquait l’autre pan fabuleux de son écriture : la correspondance.
Un livre
Lettres d’une immortelle
Par
Marc Blanchet
Le Matricule des Anges n°27
, août 1999.