Viande, deuxième roman de Claire Legendre, laisse pour le moins dubitatif. De prime abord, l’ouvrage semble être affilié à cette déferlante littéraire où la crudité est de rigueur, et la pauvreté stylistique incontournable. Pourtant, en dépit de ces écueils, Viande irradie un singulier malaise. Malaise face aux chairs étalées, aux corps gangrenés, aux amours putréfiées, aux illusions déchiquetées. Malaise face à cette décomposition du soma des héroïnes, qui s’immisce au fil des pages, jusqu’à la déliquescence finale.
Ici, le carnage est prémédité, et orchestré si méthodiquement que l’on finit par passer outre les travers stylistiques du texte. L’intrigue est découpée en trois tranches de vie. Suzanne, jeune fille endeuillée par la perte de son amant, porte en elle le fardeau de cette viande morte, ce « gigot Timothée ». Et des hormones mâles en surnombre, qu’elle laisse proliférer. Elle qui a vécu la mort de l’amour s’acharnera à la mort de la femme. Découvrant peu à peu son corps se métamorphoser, résurgence du sexe du défunt en elle, Suzanne se meut en hermaphrodite. Comme la seule réponse signifiante que son corps a trouvé pour répondre aux blessures infligées, aux perpétuelles insatisfactions rencontrées. Églantine, à qui la deuxième partie de l’ouvrage est consacrée, est l’archétype de la midinette, tournée vers le culte de son corps. Pendant que Suzanne subit les affres du sien, Églantine se consacre à modeler sa chair selon les canons des magazines. Elle veut être modèle, et est obnubilée par Robin Flesh, photographe de mode qu’elle rêve de rencontrer. Églantine aspire donc à n’être qu’une viande, exhibée à l’étalage. Elle en sera broyée au hachoir. L’inéluctable rapport à la mort et à la souffrance contenu dans le corps de ces jeunes filles est toujours mis en exergue. Ainsi que la perte de repère absolue entre une féminité passive, fragilisante, et une relation à la masculinité qui les éloigne davantage encore d’un contrôle de leur existence. Suzanne a perdu l’homme, et tente de le retrouver en elle. Suzanne s’est ellemême perdue et pense retrouver la force par l’appropriation des avatars masculins. Car ce nouveau sexe, elle l’imagine capable de l’arracher à sa condition de victime. Avec lui, elle sera détentrice d’un pouvoir qui permet d’effectuer « le travail du boucher, comme de fouiller dans (les) entrailles ». Églantine cherche l’homme, ce Robin Flesh qu’elle imagine capable de faire d’elle une star de papier glacé, et par là même de lui apporter le pouvoir tel qu’elle se le représente. Mais elle découvrira, au moment où elle croit toucher au but, qu’il n’est autre qu’une femme. Punition ; ironie ultime, pour celle qui érige la séduction comme moteur de son existence. La dernière partie de l’ouvrage, cyniquement intitulée « Femme Fatale », pousse au paroxysme la déconstruction identitaire des personnages. C’est Suzanne qui pose, « vampire hermaphrodite », pour des photos, ces dernières lui faisant prendre conscience du monstre qu’elle est devenue. Au contact d’Églantine, ses pulsions masculines s’emparent d’elle, aboutissant au viol et au meurtre de la jeune fille. Celle qui voulait marchander son corps finit donc livrée en pâture à une imprévisible incarnation du mâle, part maudite de Suzanne. Un tel ouvrage, malgré son écriture simpliste, ne peut mériter l’abattoir.
Viande
Claire Legendre
Grasset
188 pages, 98 FF
Domaine français Précis de décomposition
octobre 1999 | Le Matricule des Anges n°28
| par
Nathalie Dalain
D’une écriture encombrée d’abats, Claire Legendre propose une vision implacablement carnassière des rapports humains. En joyeuse bouchère.
Un livre
Précis de décomposition
Par
Nathalie Dalain
Le Matricule des Anges n°28
, octobre 1999.