Le pingouin est au phoque ce que la prose ukrainienne est à son homologue russe -parents pauvres de leurs familles respectives, dont se soucient comme d’une guigne tant Brigitte Bardot que les critiques littéraires. Andreï Kourkov (né en 1961) s’emploie avec bonheur à réparer cette double injustice en imaginant l’histoire d’un écrivain raté de Kiev qui se voit simultanément confier la garde d’un manchot et le soin de rédiger à l’avance les nécrologies d’importantes personnalités. Nourrir le sympathique palmipède ne requiert que du poisson surgelé en quantité suffisante, mais le Moloch journalistique réclame avec insistance sa ration quotidienne de chair fraîche. Victor Zolotarev s’avise bientôt que ses notices funèbres produisent en outre de sanglants effets dans la réalité et que nul, pas même lui, n’est à l’abri. Dans l’atmosphère raréfiée si caractéristique du roman noir, l’auteur fait une peinture très sombre de l’ex-Union soviétique où, pendant la dégringolade, la vie continue. Tout en profitant du système mafieux généralisé (« La vie lui semblait facile, même s’il se souvenait qu’il était impliqué dans une sale histoire (…) Finalement, que pouvait-il y avoir de vraiment sale dans un monde pareil ? ») il faut bien se bricoler une existence et même une improbable famille avec la sœur d’un policier tué en mission pour fiancée, une orpheline tombée du ciel pour fille unique et un pingouin en guise d’animal de compagnie.
Récit policier des mieux troussés jusqu’à l’ultime retournement de situation, réussite littéraire par son bel éclairage crépusculaire, Le Pingouin témoigne par ailleurs d’une parfaite assimilation des mécanismes capitalistes, puisque son auteur a pris soin de découper ce livre en autant de scènes qu’en comportera sa plus que prévisible adaptation cinématographique.
Le Pingouin
Andreï Kourkov
Traduit du russe
par Nathalie Amargier
Liana Levi
288 pages 120 FF
Domaine étranger Marche ou crève
juillet 2000 | Le Matricule des Anges n°31
| par
Eric Naulleau
Un livre
Marche ou crève
Par
Eric Naulleau
Le Matricule des Anges n°31
, juillet 2000.