C’est en lisant Zhang Banqio, écrivain chinois du XVIIIe siècle, que le héros du premier roman de Christian Garcin prend conscience de la vanité d’écrire. Il y a tant de livres et tant d’auteurs que la disparition d’un ne se remarque même pas. Eugenio décide donc de stopper son embryonnaire carrière d’écrivain. Et tant qu’à faire, il décide aussi de ne plus voyager, puisqu’on « ne transportait avec soi jamais autre chose que soi-même ». Sa troisième grande décision sera de revendiquer son amour pour la chanson (Eddy Mitchell, Jacques Dutronc) dont quelques-unes vont ponctuer cette histoire. Eugenio est un drôle de type : il semble toujours à côté de lui-même, indécis, évanescent. La preuve : dès le deuxième chapitre il survole la Mongolie en direction de la Chine, le directeur du journal où il travaille lui ayant confié une double mission. Bye, bye les bonnes résolutions.
Là-bas, officiellement, il devra rédiger des articles touristico-culturels. Officieusement il est envoyé à la recherche de la fille de son patron : Anne-Laure a disparu, mais on ignore s’il s’agit d’une fuite volontaire ou d’autre chose. Donc après avoir confié Fabien Barthez à Mariana, au risque que Tchekov le mange, Eugenio s’est envolé, sceptique, quant aux chances de réussite de sa mission (par ordre d’entrée en scène : Fabien Barthez est un poisson rouge, Mariana la femme aimée, Tchekov le chat de Mariana). Il y a quelque chose de Tintin dans cette histoire racontée simplement, en ligne claire dépouillée, aérienne.
La Chine décrite par l’écrivain est un pays où il vaut mieux utiliser une stratégie du contournement pour obtenir ce que l’on cherche (comme l’eau, nous dit-on, contourne le rocher). Se laisser absorber par le temps présent et ne pas chercher à en maîtriser le cours. À Pékin, l’enseignement que lui donne son premier interlocuteur est éclairant pour notre détective amateur : « Il faut parfois ne pas trop en savoir pour atteindre le but recherché. Soyez sûr que si l’on enseignait la géographie au pigeon voyageur, il n’atteindrait jamais sa destination. » Eugenio observe avec toute la passivité requise. Tout le monde là-bas semble en savoir plus que lui-même sur sa mission, sur Anne-Laure et même sur sa propre vie. Comme s’il était le jouet d’une immense machination mystérieuse, un jeu en vrai où les énigmes ne doivent pas être résolues mais prises comme de nouveaux signes sur le chemin de la découverte.
Jouet de son propre destin, Eugenio pose un regard déshabité sur ce qui l’entoure ; va dans des restaurants où la rondeur des serveuses tranche avec leur peu de courtoisie, discute d’astrophysique avec un chercheur que sa route croise régulièrement, écrit le soir à Mariana pour lui dire : « Je t’aime comme un fou, je n’aime que toi. Je t’embrasse encore et encore, partout et partout. »
Son enquête n’avance pas vite : ses interlocuteurs lui parlent de tout sauf d’Anne-Laure. Il visite les centres touristiques et apprécie la rousseur automnale d’une Française, guide à l’hôtel où il est descendu. Cette Béatrice Alighieri (les lecteurs de Dante apprécieront) a « quelque chose d’à la fois vif et frais, comme une brise dans une forêt que le soir embrase. » Ce sont ces sensations-là, les odeurs, les gestes d’un interlocuteur, le non-dit des conversations qui retiennent l’attention d’Eugenio. Car sa mission ne le passionne guère. Ce qu’il sait d’Anne-Laure : elle fréquentait un jeune Italien, elle dansait bien le rock, elle participait à des concerts interdits par le pouvoir. Et puis aussi qu’elle a rencontré un écrivain que la censure a frappé et que le pouvoir vient juste d’arrêter. À croire que si en Occident on peut juger futile d’écrire, en Chine cela n’est pas pris à la légère…
Christian Garcin excelle à poser délicatement sur la page les signes mystérieux d’un jeu de piste où il n’y a que nous à l’arrivée. Son écriture épouse les volutes de vapeurs qui planent au-dessus des bols de thé. On est loin de l’occident rationnel et matérialiste.
Christian Garcin a beau avoir écrit là un premier roman, il n’est pas un débutant en littérature. On lui doit notamment de belles pages sur des vies d’illustres ou d’inconnus (Vidas et Vies volées, respectivement chez Gallimard et Climats). Il a fait paraître l’an dernier un recueil de nouvelles, Rien (Champ Vallon), un autre de poèmes (Les Cigarettes, L’Escampette) et une rêverie autour de la peinture chinoise (Une odeur de jasmin et de sexe mêlés, Flohic). À croire que les meilleurs romanciers sont ceux qui n’en écrivent pas beaucoup…
Le Vol du pigeon voyageur
Christian Garcin
Gallimard
184 pages, 82 FF
Premiers romans Apologie de la porosité
janvier 2001 | Le Matricule des Anges n°33
| par
Thierry Guichard
Dans un roman qui sait suspendre son vol, Christian Garcin met en scène un personnage qui vit en dehors de lui-même. Pour se trouver.
Un livre
Apologie de la porosité
Par
Thierry Guichard
Le Matricule des Anges n°33
, janvier 2001.