Né en 1948 au Brésil, dans une zone frontalière de l’Argentine, mort du sida en 1996, Caio Fernando Abreu a laissé une œuvre vive, colorée, qui, tout en formant la chronique parfois cruelle de son époque, semble touchée d’une grâce intemporelle. Il y a un regard Abreu, photosensible en diable ; et au-delà de ce regard, il y a le don, l’offrande au lecteur, de celui-ci : loin du narcissisme qui frappe souvent les écrivains -regardez bien les yeux que j’ai pour moi-, Abreu semble, au détour d’une phrase, s’arracher les yeux pour voir le monde et nous donner à le voir autrement.
Sous sa plume d’ange, la relation d’un certain quotidien, au creux des réalités communes, revient souvent à rendre à l’instant ses passions. « Je suis un lieu commun incarné. Dans les années 50, j’ai fait de la moto et dansé le rock. Dans les années 60, j’ai été arrêté comme communiste. Puis je suis devenu hippie et j’ai tâté de toutes les drogues. Je suis passé par une phase »punk« et une autre »dance« . Il n’y a pas une expérience cliché de ma génération que je n’ai vécue. Le sida est simplement le visage-cliché de ma mort ». Soit. Encore faut-il entendre ici le cliché comme « révélé » par un bain hypersensible ; le lieu commun comme l’espoir du lieu des communautés possibles.
D’un va-et-vient constant entre des pôles électriques opposés, l’écriture, la figure de l’écrivain composée par son œuvre, ressemblent étrangement au passage d’une de ces nouvelles, Les Dragons ne connaissent pas le paradis, tirée du recueil éponyme paru chez Autrement en 1991. « J’ai pensé : les hommes ont besoin de l’illusion d’amour tout comme ils ont besoin de l’illusion de Dieu. De l’illusion d’amour pour ne pas noyer dans l’horrible puits de la solitude absolue ; de l’illusion de Dieu, pour ne pas se perdre dans le chaos du désordre absurde. Ça m’a semblé grandiloquent et sage comme une idée qui ne serait pas de moi, tant mes pensées sont habituellement stupides. Et j’en ai pris rapidement note sur la serviette en papier du bar où je me trouvais. J’ai écrit aussi une autre chose qui a été tachée par du café. Aujourd’hui encore je ne parviens pas à la déchiffrer. Ou bien ai-je peur de ma, par bonheur indéchiffrable, lucidité de ce jour-là. »
Aujourd’hui, après un roman et deux recueils de nouvelles, sa fidèle traductrice, Claire Cayron, propose Petites Épiphanies, recueil de chroniques qu’Abreu donna à divers journaux durant la dernière décennie de sa vie. Ce sont de vraies chroniques avec ce qu’elles impliquent de fugitif, de lapidaire, d’humeur du jour. Pour autant, rien de ce qui minore parfois cet exercice ne domine : la forme, plutôt que ramassée sur elle-même, semble toujours ouverte aux vents du monde -du plus intime à ce qui fait actualité-, jamais contrainte, épouse d’une liberté dont le jubilatoire n’a d’égal que le dramatique. Revenant sur une galerie de figures qu’il a côtoyées ou remisées dans son Panthéon personnel -Reinaldo Arenas, Frida Kahlo, Clarice Lispector…-, Abreu dresse le tableau des joies et pertes de sa vie. C’est un bilan désordonné, marqué « du pressentiment du train »(lugubre) « qui doit passer », relevé par la chaleur de compagnies qui, pour être fantomatiques, rendent à la vie son allant. Un message d’amour que chacun gagnerait à faire passer d’urgence.
Petites Épiphanies
Caio Fernando Abreu
Traduit du brésilien
par Claire Cayron
José Corti - 217 pages, 95 FF
Domaine étranger Tutoyer les anges
avril 2001 | Le Matricule des Anges n°34
| par
Pierre Hild
Grâce à un volume de chroniques inédites, retour vers les fulgurantes Petites Épiphanies du Brésilien Caio Fernando Abreu.
Un livre
Tutoyer les anges
Par
Pierre Hild
Le Matricule des Anges n°34
, avril 2001.