Rarement ces dernières années, un premier roman aura été constitué d’une matière aussi dense que Le Dehors. Par matière, il faudrait entendre ce qui constitue une écriture : pensée, rythme, construction. Mais il faudrait ajouter aussi son objet : la guerre d’Algérie, l’exil intérieur, la solitude absolue, la violence de l’État, la négation de l’autre. Et donc la nécessité avec laquelle s’est écrit (et celle où se lit) ce roman : la colère, la rage, le désir d’appréhender le monde contemporain. La matière de ce livre n’est pas inerte : elle nous bouge, elle nous fait pénétrer des consciences, elle nous frappe et on en est consternés, presque hagards. Là où des dates officielles font sur l’histoire de France comme des stèles, l’écriture agit en exhumant des corps, des événements. Nous sommes d’abord en compagnie d’un mourant errant qui fuit à l’hôpital toute commande de dire son nom, son adresse. Kateb, peut-être, veut mourir totalement, sans qu’il n’y ait après lui, aucune tombe, aucune inscription pour clore définitivement son destin, qui est celui d’autres, comme lui broyés par la guerre d’Algérie, la bêtise cynique des politiques et la violence animale de la police. On retrouve le fil qui a conduit Kateb à cette mort de chien. Kabyle, il s’est marié et vit à Paris avec Dora, une Française qui va apprendre ce que c’est que d’être une femme qui « aime les Arabes » et à laquelle les flics vont faire mal « psychologiquement » car « si elle n’avait pas été mariée, ils l’auraient battue, exactement comme ils abîment les putains mais cette histoire d’enfants, ce mariage, ça leur échappe. Ils n’auraient pas hésiter à la cogner si ça n’avait été que pour le plaisir cet Arabe, mais il faut l’atteindre d’une autre manière, puisqu’il y a autre chose entre elle et lui, le mariage avec un Marocain, c’est psychologique ». Les pages qui racontent la sanglante manifestation du 17 octobre 1961 à Paris atteignent à une violence d’autant plus douloureuse que Bertina nous la fait vivre de l’intérieur. Dora va « lâcher prise ».
Tout comme Lorraine. Elle, elle vient d’Algérie, fille de colons, elle aime Malo qu’elle a épousé. Le retour en France se fait dans la famille de celui-ci, une famille matriarcale où la mère et la soeur ont l’inceste psychologique puisque Malo est le seul homme qui leur reste (le beau-frère n’est rien). Ça sent la naphtaline et l’obséquiosité, la méchanceté sournoise et le racisme tranquille. Ce ne sont pas les flics qui vont meurtrir Malo et sa femme, mais une autre autorité, un autre déterminisme.
Arno Bertina excelle à faire peser l’angoisse, la peur, l’étouffement sur son lecteur. Sans zèle. Et il noue le fil de l’histoire avec de petites touches qui sont autant d’épines : après la manifestation des Algériens à Paris les hommes et femmes matraqués sont emmenés par les forces de l’ordre dans un vélodrome « comme par réflexe ». Et du côté de chez Malo, on devine ce qu’il fut du comportement de la famille durant...
Dossier
Michel Surya
Les emmurés
septembre 2001 | Le Matricule des Anges n°36
| par
Thierry Guichard
À 26 ans, Arno Bertina publie un premier roman d’une rare rigueur éthique qui appelle à la colère, l’effarement et l’émotion. De la guerre d’Algérie à Mai 68, l’errance comme une quête du monde d’aujourd’hui.
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