Après le déluge d’images et d’écritures éphémères, les récits d’ex-Yougoslavie parviennent peu à peu jusqu’à nous et il en sera encore ainsi pendant de nombreuses années. Quand tout semble fini, ils reviennent sur ces dix années de guerre et persistent à raconter par fragments un violent écroulement. Comme s’ils se devaient de savoir jusqu’où l’humanité s’est engagée dans cette histoire-là. Slavenka Drakulic est une journaliste croate auteur de romans et d’essais. Opposée au nationalisme dès le début du conflit et membre d’un collectif d’écrivains des différentes Républiques ex-yougoslaves, le Groupe 99, qui lutte à sa façon contre les restes de cette guerre, elle tente dans ce récit baptisé de roman de raconter l’itinéraire intérieur d’une jeune femme passée par un de ces camps où se pratiquaient le viol et la torture. Dans Je ne suis pas là, l’auteur écrit à la troisième personne l’histoire de S. Hormis le titre et quelques phrases que l’on imagine être des extraits réels de propos, il ne s’agit pas ici de jouer avec les ambiguïtés d’une autobiographie mais de mêler l’introspection à la distance de celui qui observe, de suivre au plus près ce qui fut sans doute dit par une ou plusieurs femmes à la journaliste tout en gardant une forme de pudeur puisque, à la différence de Primo Levi auquel on pense inévitablement, elle n’a pas vécu ce qu’elle raconte. « Car depuis, tout a changé, la vie est devenue méconnaissable, quelque chose d’impensable. Elle ne sait pas s’il existe une épithète adéquate pour qualifier la guerre. Ce dénominateur commun, ce terme général englobe tant de destinées particulières. Chacun pourtant l’emploie pour désigner ce qui lui est arrivé personnellement. La guerre, pour elle, c’est cet enfant qu’elle a été obligée de mettre au monde ».
La guerre est donc cet enfant qui ne peut être oublié et qui la figure dans la chair même, quand la victime l’a créé en union involontaire avec celui qui fut son bourreau. C’est aussi cette naissance qui déclenche la mémoire. L’histoire de S. est celle d’une incrédulité, d’une impossibilité d’imaginer le pire qui soudain apparaît par la simple irruption de soldats qui appliquent un plan et respectent des ordres. « Elle a conscience d’aller et venir dans son appartement pour réunir ses affaires. Mais dans le même temps, elle a l’impression que la véritable S. demeure à l’écart, à la regarder faire ». Le parcours de S. sera celui du silence et d’une horreur intériorisée, cette absence à soi-même, cela dans la banalité d’un système d’oppression sans limites puis dans un après-guerre qui lui-aussi appelle le silence : « Bientôt, elle ne pourra plus parler avec personne de leur vie là-bas, on fera le silence sur les viols, comme si elles ne les avaient jamais subis. On dira : les camps, les tortures, les fusillades, et ainsi de suite. Et les femmes écouteront sans ouvrir la bouche ».
Ce récit est simplement terrible et il vient l’envie de ne pas vraiment le juger en termes littéraires, de ne pas le comparer à une autre histoire et à d’autres auteurs -l’écriture n’est effectivement pas celle de Primo Levi. C’est une tentative de dire une voix brisée qui réussit en partie à trouver, dans la froideur descriptive, une écriture et un rythme propre. D’autres viendront, sans doute, s’éloignant de plus en plus du témoignage pour dire cette guerre dans une langue particulière. Le récit de Slavenka Drakulic est peut-être à mi-chemin mais il est une réponse à cet enseignement reçu par S. dans le camp : « La seule chose que j’ai apprise dans ce camp c’est l’importance de l’oubli ».
Je ne suis pas là
Slavenka Drakulic
Traduit du croate
par Mireille Robin
Belfond
253 pages, 18,30 €
Domaine étranger La guerre intérieure
janvier 2003 | Le Matricule des Anges n°42
| par
Christophe Dabitch
Entre récit de témoignage et fiction, Slavenka Drakulic tente de raconter l’histoire d’une de ces femmes passées par les camps de Bosnie, l’histoire d’une absence et d’un silence.
Un livre
La guerre intérieure
Par
Christophe Dabitch
Le Matricule des Anges n°42
, janvier 2003.