L’idée qu’un vulgaire métèque, sans une trace d’accent de Harvard, puisse jouir de la même prospérité et des mêmes gonzesses que le président des États-Unis, représentait un affront pour la démocratie » : voilà, en une phrase d’une magistrale ironie, la vertueuse croisade anti-mafia des Kennedy ramenée aux plus justes proportions d’un conflit de classes. Comme chez James Ellroy, il s’agit de redresser les mensonges officiels et d’ôter à tout un siècle américain son masque d’innocence. Nick Tosches a toutefois ses propres manières, impassibles et hautaines. Le Nouveau Monde est « ivre de médiocrité », et notre historien n’entend pas lui faire grâce d’un seul souffle épique ; si rien n’avance vraiment, c’est que ce sont toujours les chiffres qui gouvernent les noms interchangeables. Pour comprendre « la sale industrie du rêve », il n’est donc pas besoin d’entreprendre l’exégèse des films ou des chansonnettes ; mieux vaut jeter un œil sur l’arrière-boutique des contrats, dont l’écheveau est ici démêlé jusqu’à l’écœurement.
Au faîte de cette industrie, souriait dans les années 50 un véritable « Zeus de la culture de masse, indomptable, toujours cool et en tête des ventes » : Dino Crocetti dit Dean Martin, dont Tosches retrace l’ascension. Le fils d’immigré délaisse tôt l’école -travaillera-t-il jamais ?- pour hanter les bars et les salles de jeu, s’essaye temporairement à la boxe avant de jeter son dévolu sur la romance ; chanteur de charme dans le sillage de Bing Crosby, il ne connaît véritablement le succès qu’en partageant la scène avec le comique Jerry Lewis. Le play-boy et le dingue, le rital et le juif, « le joueur d’orgue de barbarie et le singe » : leurs numéros improvisés et paresseux ouvrent les portes de la gloire, au music-hall puis au cinéma. Viendra bien sûr le temps du divorce, et Dino d’aligner alors seul les succès, adjoint au shérif de Rio Bravo, légende vivante de Las Vegas, présentateur du show télévisé le plus regardé d’Amérique, « image d’un individu pour qui une seule blague idiote dépasserait de loin tout Sophocle ».
Ainsi incarne-t-il superlativement l’arrogance de cette culture populaire. Raison suffisante pour lui consacrer six cents pages ? Il y a bien autre chose : Dino est un menefreghista, « un type qui n’en avait rien à foutre, tout simplement ». Rien à foutre de ces épais truands qui hantent les casinos, rien à foutre de ce bellâtre de Kennedy dont s’entiche Sinatra, rien à foutre de tous les pseudo-artistes qui arborent le « mensonge de l’intégrité » pour mieux dissimuler « l’avidité grossière qui est au cœur de ce business ». Comme sur les terrains de golf où il « pouvait être avec d’autres types, et séparés en même temps, en silence et au grand air », il tient tout ce petit monde à aimable distance. Pas de coup de fil à donner ou de cœur à épancher pour celui qui refuse « le mensonge du sens », et c’est sans doute en cela que le sage analphabète opère une séduction paradoxale sur son bavard biographe. « Il entamait plus de chansons qu’il en finissait ; il se débarrassait de la plupart à l’aide d’une plaisanterie, en plein milieu » -penché sur tant de néant, Tosches se tient à distance respectueuse. Comme dans Night train, où il narrait la vie du boxeur Sonny Liston, l’écrivain inscrit sa geste dérisoire et cruelle sur une figure sans mots.
Dino
Nick Tosches
Traduit de l’américain
par Jean Esch
Rivages/Noir
638 pages, 10,40 €
Poches Rien à foutre
juillet 2003 | Le Matricule des Anges n°45
| par
Gilles Magniont
Réédition de la biographie de Dean Martin par Nick Tosches. On y découvre que le vide est au cœur de l’Histoire, et dans l’âme du crooner.
Un livre
Rien à foutre
Par
Gilles Magniont
Le Matricule des Anges n°45
, juillet 2003.