À la suite du décès d’un cousin, le narrateur et son frère retournent dans le village enfoui au cœur de montagnes inhabitées, un cul de Judas, où s’est écrit le destin de leur père. La montée vers le hameau, dans la succession des virages, nous introduit dans ce Pays perdu, qu’on croirait rêvé. La route, à un moment s’arrête, elle « se transforme doucement en lieu » : nous sommes arrivés. Là, les deux hommes apprennent la mort, le jour même, d’une jeune voisine emportée par la leucémie. La veillée funèbre et l’enterrement qui réunira les survivants des hameaux voisins conduisent l’évocation des hommes et des femmes qui vécurent ou vivent là. Pierre Jourde, dans cette galerie de portraits, adopte le regard d’un Chardin. Il peint au plus près, dans la crudité de la vie rude, sans embellir ni trahir. Le livre offre des pages d’une puissance parfois terrifiante, lorsqu’elles donnent aux hommes cette animalité auprès de quoi ils vivent.
Autour de la défunte, ce sont beaucoup de morts que les souvenirs convoquent : paysans auvergnats solitaires toute leur vie et mourant seuls, qui, comme Ritou « à exister si bas » étaient devenus les « génie(s) du lieu » ou qui, tels, la mère Gazam « avai(en)t fini par ressembler aux pierres ». Il est un hameau, non loin, où ne survit que Berthe qui « s’entoure de ses quatre-vingt-treize ans et des vieux microsillons qu’elle peut passer à fond, en chantant aussi fort qu’elle le veut » : elle ne dérangera pas les fantômes. On va d’un portrait l’autre, dans la crasse et la merde qui signent les lieux où quand « la saleté touche au grandiose, quelque chose en nous s’éveille, qui en cherche la chaleur ». L’écriture de Pierre Jourde est comme une langue qui vient fouiller de sa pointe le trou carié de la dent : le plaisir se mêle à l’effroi, et c’est avec fascination qu’on voit ces contemporains d’un autre siècle. Si l’on pense parfois à Pierre Michon dans ces vies minuscules, c’est pour noter qu’ici, l’auteur ne cherche pas à donner de la gloire à ses personnages. N’ayant pas peur du sordide, Jourde retrouve dans l’écriture « la sensation de l’intériorité », cette « expérience métaphysique et sale » qu’on éprouve enfant « lorsqu’on éventre un petit animal, et qu’on y trouve la matière première de l’univers, encore tiède, au lendemain de la création. »
Dans ce livre à la densité des pierres, d’où pourraient naître cent romans, la vie rude renforce la solidarité des villageois. Au premier de l’an, « on sort des maisons ivre de convivialité, les artères chargées d’une humanité resserrée autour (…) de l’alcool » comme pour fêter le fait d’avoir échapper, un temps encore, à la mort. Dans la fulgurance d’une phrase, Jourde tire l’épitaphe de ceux qui n’eurent pas autant de chance, ceux : « que le tourniquet du tracteur a happés par la manche », « les écrasés, les ébouillantés, les énucléés, ceux qui se pendirent d’ennui, ceux qui se firent sauter la tête d’un coup de fusil après avoir moissonné leurs propres enfants dissimulés dans les blés ». La montagne est emplie de ces histoires. Mais au cœur de cette France du très-bas, aux routes submergées par les bouses des vaches (« bêtes aux yeux de déesse et au cul chocolaté de merde »), Jourde trouve une lumière frêle, une fraternité muette, comme en ces pages où il dresse le portrait d’une étonnante aubergiste : Marie Croze. Dans ce cimetière, finalement, c’est la vie que l’écrivain révèle avec une attention que l’histoire du père, au final, explique. Un hommage sans condescendance. Un cimetière.
Pays perdu
Pierre Jourde
L’Esprit des péninsules
166 pages, 15 €
Domaine français Natures mortes
octobre 2003 | Le Matricule des Anges n°47
| par
Thierry Guichard
En mémorialiste des oubliés, Pierre Jourde dresse le portrait d’un pays aride et tragique.
Un livre
Natures mortes
Par
Thierry Guichard
Le Matricule des Anges n°47
, octobre 2003.