On a coutume de répéter bêtement un adage qui n’est d’aucun secours pour l’histoire littéraire : le temps, dit-on, donne du recul. Le cas de l’Américain William Chambers Morrow montre bien que non. À dire vrai, le temps, loin de redistribuer les cartes, les rassemble devant le joueur le plus cossu : quand entendra-t-on, par exemple, que Saint-Ex s’est inspiré du Patachou petit garçon de Tristan Derême pour écrire son Petit Prince ? Dans le cas de W. C. Morrow, les choses ne sont pas claires et pour plusieurs raisons. La première réside dans le fait que le journaliste californien répugnait à rassembler ses fictions éparpillées dans la presse. La deuxième est que son traducteur français est mort trop jeune pour porter assez longtemps cette œuvre à part sur cette rive de l’Atlantique. La troisième est qu’aux États-Unis même, il était plus simple d’oublier cet auteur puisqu’on disposait de l’œuvre d’un maître avec lequel on le confond beaucoup trop souvent : Ambrose Bierce (1842-1913). Son maître ? Voir. Au début du siècle dernier, deux éminents lecteurs français ont accordé un large crédit aux nouvelles de Morrow : Alfred Jarry et Guillaume Apollinaire. Ils avaient eu l’occasion de lire cinq d’entre elles dans la Revue blanche à partir de juin 1898 ainsi qu’un volume plus nourri en 1901. Jarry fit du recueil un éloge consistant dans lequel il établissait qu’ « On n’a encore rien écrit de pareil. » Il n’avait pas tort.
Né le 7 juillet 1854 à Selma (Alabama), Morrow est l’héritier d’une famille aisée qui possédait outre une petite ferme, un grand hôtel à Mobile et des esclaves. Enfant précoce, il se distingue à l’école mais ne conclut pas ses études pour des raisons inconnues. Il est vrai qu’il a dû épauler sa famille lorsque, la guerre de Sécession éteinte et les esclaves rendus à la liberté, il a échangé l’hôtel pour un établissement plus petit puis a décidé de rejoindre la Californie en 1879 pour vivre de sa plume. Dès son arrivée, il vend des histoires courtes à la presse et entame une carrière de journaliste qui n’aura pas, à quelques éclats près, de glorieuses perspectives au point qu’il ouvrira en 1899 une école d’écriture pour débutants et laissera à sa disparition, le 3 avril 1923 une paire de romans d’aventures sentimentaux, deux guides de voyage et un roman quasi naturaliste sur les agissements de certaine compagnie ferroviaire pour laquelle il travaillera néanmoins durant deux ans…
Au-delà de données biographiques très lacunaires, il reste des textes aussi puissants que troublants dont on peut dire sans risque d’erreur qu’Edgar Poe fut le principal inspirateur. Mais Bierce ? Celui-ci semble en effet très présent dans le parcours de Morrow. De douze ans son aîné, Bierce a permis à Morrow de trouver deux places de journalistes successives. Mais sur la foi d’informations fournies par le chercheur Sam Moskowitz, il apparaît bien que c’est à la lecture des premières nouvelles de Morrow publiées sur le thème de la guerre civile que Bierce va trouver sa propre inspiration. Bien entendu, son Dictionnaire du diable, chef-d’œuvre indiscutable, ne doit rien à Morrow. Mais si l’on se réfère aux nouvelles, les choses sont plus problématiques, autant, pour tout dire, que les rapports des deux hommes. En effet, si Morrow apparaît marginalement dans le cercle littéraire de Bierce à San Francisco, ce dernier semble n’avoir eu pour l’auteur du Singe, l’idiot et autres gens (1897) qu’une estime difficilement exprimable. Articles embarrassés, évocations ambiguës dans sa correspondance, Bierce paraît bien mal à l’aise lorsqu’il est question de Morrow. Il le traite en inférieur, hiérarchie que dément nettement la facture de leurs nouvelles respectives. Morrow dispose d’une plume méthodique comme un foret et précise comme un scalpel, son imagination est largement débridée et il n’utilise pas de ressort systématique telle que la nouvelle à conclusion coupe-jarret fort commune chez Bierce qui, traduit par Pierre Mac Orlan puis par Jacques Papy, n’impressionne guère par son style.
Inventeur d’un univers où le bizarre se combine à l’effroi, Morrow aura parmi les premiers joué à la médecine-fiction. Parallèlement à H. G. Wells, il invente un savant fou faiseur de monstres et n’hésite pas à donner dans la nasoplastie (ou chirurgie réparatrice du nez), l’amputation multiple, etc. Criminels forcenés, assassins ou dingues électriques, les personnages de Morrow appartiennent au monde de Freaks, le film de Tod Browning. La publication conjointe en janvier prochain de nouvelles inédites en français (Finitude) et du fameux recueil Le Singe, l’idiot et autres gens (Phébus) donnera matière à réflexion sans doute avec quelques indices sur la relative usurpation dont a pâti William Chambers Morrow. Pour une fois, prêtons aux pauvres.
EXTRAIT
« le seul vrai paradis est celui où l’affamé se trouve devant un repas succulent qu’il pourrait prendre s’il s’en donnait la peine ; puis, la panse pleine, s’endormir. »
William Chambers Morrow