Un pronom est mis pour un nom. On pourrait même dire qu’il efface le nom, qu’il l’absente, momentanément. Dans Sur la photo de Marie-Hélène Lafon, le prénom du personnage, Rémi, n’apparaît que trois ou quatre fois, pas plus. Le reste du temps, c’est « il ». Beaucoup de phrases partent de ce « il », dans une sorte d’insistance pronominale qui, en même temps qu’elle désigne le personnage, l’éloigne, nous le montre dans cet éloignement un peu comme de profil ou de dos, comme isolé au départ des phrases qui cherchent à le dire, une à une, revenant toujours à lui, sans faire trop de lien d’une phrase à l’autre, sans embrayer vraiment sur un récit où le « il » pourrait se départir de son isolement. On pense un peu aux Choses de Perec parfois, dans cette description distanciée des personnages, d’apparence neutre mais secrètement mélancolique, dans cette succession un peu litanique des phrases, et dans leur accélération finale.
Mais à au moins trois reprises dans Sur la photo, le pronom cède la place, toujours dans le même mouvement de la phrase : un, deux, trois. Cela se passe notamment à la page 48 : « Dans cette soirée, à Marseille, il, lui, Rémi, avait trouvé Isabelle. » C’est à chaque fois le même sursaut, le même tressautement de la syntaxe. Ainsi page 61 : « Il, lui, Rémi, marchait dans l’ombre du platane. » Comme si le narrateur soudain se réveillait d’une certaine inattention à son personnage. Comme si on allait pouvoir rompre la monotonie de la répétition des « il ». Comme si le personnage allait cesser de se dérober derrière son « il » : la phrase le ferait se tourner sur lui-même, s’apprêterait cette fois-ci à nous montrer son visage, face à face.
On aurait pu avoir : « Dans cette soirée, à Marseille, il avait trouvé Isabelle », ou bien : « Dans cette soirée, à Marseille, Rémi avait trouvé Isabelle. » Mais le « Il, lui, Rémi » fait comme un plan rapproché dans la phrase, dans un soudain mouvement. Dans un accroc à même la phrase, un tressaillement. C’est dans le cours du texte une interpellation : oui, toi, Rémi, c’est bien de toi qu’il s’agit ! Encore un personnage qui croyait échapper à son narrateur, se perdre dans l’ombre du platane, l’air de rien se fondre dans le décor… Cela ravive dans l’écriture l’effet d’une voix, donnant brusquement chair. Manière, un peu, de rattraper le « il » par la manche avant qu’il ne disparaisse tout à fait dans l’anonymat. Mais sans beaucoup d’espoir.
Les phrases dans ce livre ressemblent un peu au geste du photographe : cadrer serré, saisir des instants de la vie d’un homme quasiment anonyme, dans son passé, son enfance campagnarde et sauvage, isolée, dans son présent adulte, tout aussi isolé, dans sa vie de famille, son travail, dans toutes ses vies éparses, mêlant les temps, les espaces, n’attrapant jamais que des détails d’une présence au monde des plus aléatoires. Toute la justesse de ce roman est là, dans cette manière très sensible qu’a l’écriture de s’approcher du personnage, juste dans l’espoir de saisir quelque chose de l’énigme d’une vie, d’en conjurer la fatalité peut-être. Toute la justesse des phrases du livre tient en leur isolement dans le récit : elles se donnent à lire pour elles-mêmes, l’une après l’autre, sans rien nommer que d’éphémère.
Sur la photo
Marie-Hélène Lafon
Buchet Chastel
147 pages, 13 €
Domaine français Rémi de dos
janvier 2004 | Le Matricule des Anges n°49
| par
Xavier Person
Certaines phrases annoncent notre disparition : on n’y apparaît jamais que de profil ou de dos, dans le lointain déjà. Observons un évanouissement.
Un livre
Rémi de dos
Par
Xavier Person
Le Matricule des Anges n°49
, janvier 2004.