En ce temps-là, au début de la Seconde Guerre mondiale, les paysans mayennais n’étaient pas propriétaires de leur ferme. Victor et Marguerite, avec leurs sept enfants, se retrouvent un peu à l’étroit quand leur propriétaire décide de vendre deux de ses champs. Ils décident alors d’aller voir ailleurs. Cet ailleurs se trouve dans le département voisin, la Sarthe où une ferme de 50 hectares, plus vaste donc que toutes les fermes de leur canton mayennais, semble une terre promise. C’est décidé, on déménagera à la Saint-Georges.
Pour le narrateur, gamin à l’époque des faits, c’est l’aubaine. Son père, bourgeois et fermier pour le plaisir sera du voyage. Mais une cheville blessée l’incite à prendre son fils avec lui. Cent dix kilomètres vers l’Est, sur des chârtes, des charrettes tirées par des juments sur quoi ce sont tous les outils et tous les meubles de la ferme qu’on emporte : une épopée.
Avant le départ, l’enfant rêve, fantasme, frissonne à l’idée de vivre cette aventure ; on devine que l’écrivain, de même, n’a jamais cessé de ressasser l’histoire de Victor et Marguerite, qu’il a connus. Le périple, comme un aimant, semble avoir attiré à lui seul tous les détails qui font un monde. Trassard nous montre, nous fait sentir et nous fait entendre ce qu’il en était, alors, de la campagne, du silence des uns, des savoir-faire, de la fierté enfin d’habiter son rêve. Il y a quelque chose d’exaltant à suivre les préparatifs du déménagement, le choix des hommes auxquels on demandera de l’aide, de la route à prendre, le secret qu’on tient et puis qu’on libère peu à peu (après l’avoir laissé « s’habiller de mots comme vent qui fait l’homme dans les chemises et les pantalons étendus au jardin »), de telle sorte qu’on ne puisse pas passer pour vantard. L’organisation, ensuite, minutieuse et réfléchie qui nous fait traverser les coulisses de la ferme, toucher le bois des outils, connaître le caractère des bêtes. Le voyage en wagons avec les vaches, « ça grince, ça cogne, avec des bruits de chaînes lourdes », l’arrivée du fils aîné devant la nouvelle ferme, puis, plus tard, les cinq charrettes qui partent en convoi. C’est une lecture exaltante, qui nous pousse le long de cette route que les avions allemands survolent. On suit la famille Fourboué dans leur ascension sociale, cette conquête d’une nouvelle terre, comme si nous étions devant un grand western réaliste. Jean-Loup Trassard associe à la précision du trait, une langue sensuelle et grasse comme une herbe verte.
Comme dans Dormance, son précédent roman, l’écrivain interroge l’écriture pour saisir ce qui, de l’histoire réelle, lui échappe. L’interview de Marguerite, avant sa mort, et les lettres de Victor à son père font un sentier méandreux dans l’imaginaire : « Toutes les lettres écrites dans les années 40 sont comme des traces de pas imprimées dans le sol, je les suis. » Et nous aussi, avec émerveillement.
La Déménagerie de jean-loup trassard
Gallimard, 309...
Dossier
Jean-Loup Trassard
La route vers l’Est
juin 2004 | Le Matricule des Anges n°54
| par
Thierry Guichard
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