L’intrigue repose sur une curieuse idée, qui rafraîchit le genre. « À quoi servirait son métier, à quoi aurait-il consacré vingt-sept ans de sa vie s’il y avait des crimes sans assassins ? » s’agace le commissaire Wallance. Confronté à l’un de ces crimes, il finit par trouver une réponse appropriée en mettant un innocent sous les verrous. L’affaire est ainsi bouclée, mais il apparaît vite qu’on peut encore mieux faire pour multiplier à coup sûr le nombre des arrestations. Le « crime idéal serait celui qu’il effectuerait lui-même en faisant porter le chapeau à des êtres objectivement antipathiques dont la culpabilité proclamée ne ferait de peine à personne » : les statistiques de l’Intérieur atteindraient ainsi des hauteurs fort dissuasives ! Devenir « le premier assassin qui ne choisira pas tant ses victimes que ses coupables », voilà donc l’exaltante « croisade sécuritaire » à laquelle se dévouera désormais le commissaire.
Soutenu par un tel argument, le récit n’a bien évidemment pas pour objet de nous intéresser à la résolution d’une enquête. Il n’est plus question d’accompagner un personnage dans la recherche de la vérité, mais plutôt d’observer l’art avec lequel il ourdit ses machinations, depuis son Apprentissage jusqu’aux premiers coups de maître (quand même deux morts et les coupables qui vont avec dans le second volume, Chez l’oto-rhino). Une fois tel ou tel crime accompli, à qui pourra-t-il en offrir la paternité ? Ici, c’est un faux en écriture qui lui permet d’accélérer une enquête ; là, c’est un viol post mortem au « rôle perturbateur » qui parvient à égarer ses collègues des forces de l’ordre. Wallance est une araignée prompte à tout attraper dans sa toile : tel supérieur hiérarchique, infiniment vaniteux, risque bien un jour de se voir supprimé ; quant à son usante mère, elle constituerait sans nul doute une coupable idéale mais « ce n’est pas parce qu’elle serait en prison qu’elle deviendrait muette, qu’elle l’aimerait moins ».
L’homme, on le voit, n’a qu’une affection toute relative pour son entourage. Cette misanthropie galopante offre sans doute le ressort comique le plus abouti. « Dans ses carnets, Wallance note d’une façon générale que s’il mettait bout à bout tous les moments où il ne fait pas attention à ce qu’on lui dit, le total représenterait plusieurs années de sa vie » : les interrogatoires ne sont jamais que des conversations améliorées, et rien n’est plus ennuyeux que de converser avec des contemporains qui se croient injustement condamnés.
« Manfred Silva signe (des aveux) les yeux fermés. Le sinistre quadragénaire a agi ainsi parce qu’il ne supporte plus la prison ni le tour que prend l’affaire, il veut le changer à tout prix, fût-ce à son détriment, comme incapable de penser plus loin que l’instant suivant, comme si les évènements futurs ne s’enchaînaient pas, voulant interrompre le processus de n’importe quelle manière, sans s’imaginer que de cette manière le nouveau processus sera bien pire encore, que, pour le coup, l’espoir de sortir de prison rapidement est inexistant, avec ce fatalisme ahuri, bête et antipathique, de la plupart des innocents injustement accusés » : la phrase se déploie d’expansions en expansions, de manière assez lâche, sans ainsi paraître courir après le beau style ; mais elle s’avère assez finaude, nous menant insidieusement jusqu’au tir groupé des adjectifs. L’injustement accusé : ahuri-bête-antipathique. Tout le monde est coupable, surtout les innocents. On tire de ce genre d’axiome un plaisir transgressif qui libère des polars aux prétentions métaphysico-sociales.
RaphaËl Majan
L’Apprentissage
et Chez l’oto-rhino
P.O.L.
201 et 197 pages,
12 € chacun
Domaine français Il y a trop d’innocents
juin 2004 | Le Matricule des Anges n°54
| par
Gilles Magniont
Raphaël Majan lance une nouvelle série policière : les « contre-enquêtes » du commissaire Wallance, divertissements cyniques et enlevés.
Des livres
Il y a trop d’innocents
Par
Gilles Magniont
Le Matricule des Anges n°54
, juin 2004.