C’est l’histoire d’une rencontre puissante et définitive avec l’esprit de ce qui est. La première phrase est un constat : « Par hasard, la fin du monde a commencé sous ma fenêtre. » Celle-ci se décline en quatre étapes empreintes d’une langue et d’une atmosphère particulières, touchant une à une tels les morceaux d’ivoire et d’ébène du piano du narrateur les différentes tonalités d’une décomposition évidente. Première époque, celle des espoirs et des résistances ; la population d’une ville provinciale d’Europe centrale en 1933 combat à l’aide d’une offensive musicale (et quelle musique, et quelle rigueur d’interprétation !) un fléau inconnu frappant dans un bruit de hache qui s’abat. Histoire singulière et collective mêlée, le narrateur assiste au dépeçage de sa vie avec Esther ou plutôt, avec les trois femmes portant ce même prénom, figure multiple, parfaite, de ses amours - femme somptueuse et biblique, potentiellement à l’origine du monde. La fin du monde en œuvre sera-t-elle la fin de la Beauté ? Ce serait trop idéaliste, trop manichéen. La fin n’est pas de nature à se laisser balayer, même par les plus beaux concertos, elle qui est « non pas l’interruption pure et simple de ce qui existe, mais son envers, son inversion, son renversement, une perversion interne de sa structure. »
De fait, en 1944, hache et violon se retrouvent face à face à Terezin, où les déportés sont accueillis par une fanfare, où les SS se pensent mélomanes. Cauchemar poignant, gouffre de l’inversion, y compris celle des personnages, « trou noir de l’Histoire » qui n’en finit pas de s’ouvrir sous nos yeux, ligne à ligne et sublime moment de lecture, tant nous apparaît vulnérable et tendre « le désir qui maintient (…) le partage de l’humanité ». Fuir dans le temps, fuir dans l’espace, aux États-Unis, à Jérusalem, dans des univers loufoques et graves, et le sillage d’autres Esther. Le règne de la hache perdure, s’insinue, poursuit son avancée. « À vrai dire, on peut se demander si cette fin du monde aura jamais une fin, ou si nous sommes condamnés à une fin interminable, à une catastrophe suffisante pour nous détruire inexorablement, c’est-à-dire nous ôter tout espoir de nous sauver, mais insuffisante pour se détruire elle-même jusqu’à finalement s’éteindre. » Si nous interrompions la lecture à cet instant, nous garderions un goût de cendres dans le cœur. Là où précisément jaillissent, alors que se précise la teneur de la fin du monde d’aujourd’hui, les secousses d’un restant de désir à être. Le même que, par un truculent retournement de géographie et de situation et un saut dans le temps nous sommes en 2042 !, l’auteur engendre sur les terres de l’Empire du Milieu, sous des auspices burlesques et inattendus.
Aucune littérature n’est plus difficile que celle qui veut témoigner des souffrances de ce siècle. Photographe, cinéaste, écrivain, Alain Fleischer renverse d’une main de maître toute catégorie, et à l’instar du luthier Aaron Chamansky, figure initiatique du narrateur dans le ghetto œuvre en témoin éveillé, tissant la trame dans laquelle s’inscrit l’espace ultime de liberté. La structure comme le langage du roman, jeux de miroir des temps et des êtres, participent de ce mouvement, s’ouvrant par une description précise et fluide de chaque instant, état, émotion, comme découpés par un métronome. Il nous donne à penser à quel point leur assemblage, notre vie, est une partition. Les derniers chapitres, plus directs, installent les lieux de silence, l’espace poétique nécessaire au déroulé et à l’écoute de cette musique. L’acte d’écrire s’inscrit dans le présent immédiat, brèche entre passé et futur, entre l’Histoire et le roman car « les romans sont la trace, émergeant ici ou là, de ce qui a eu lieu et que tout le monde a oublié, et qui reste enfoui tant qu’un auteur ne s’avise pas de l’inventer ». Par cela même, Alain Fleischer questionne notre temps bien plus que tant d’autres livres récents crispés sur l’actualité, et nous livre un chant émouvant et limpide tel un vibrato qui s’élève et se maintient en hommage à la fertilité inépuisable de l’existence, irrémédiablement liée à l’attente de la prochaine note.
La Hache
et le violon
Alain Fleischer
Seuil, « Fiction & Cie »
432 pages, 22 €
Domaine français La musique exilée
octobre 2004 | Le Matricule des Anges n°57
| par
Lucie Clair
Magistrale fresque politique et poétique de la fin du monde, La Hache et le violon est de ces livres qui nous empoignent et nous basculent.
Un livre
La musique exilée
Par
Lucie Clair
Le Matricule des Anges n°57
, octobre 2004.