On est parfois saisi par une voix, un ton, quelque chose qui nous emporte au-delà du sens, dans les tessitures d’une langue faite d’abord de sonorités et d’images, qui charrie en ses phrases la sensation indicible d’un état de la conscience. Ce n’est pas simplement une petite musique ou les ors majestueux d’une langue qui brille. C’est quelque chose qui a partie liée avec l’expérience d’être mortel. Parfois, en revanche, c’est une pensée qui nous entraîne, nous conduit face au miroir profond où l’on se reconnaît tel qu’on ne s’était jamais vu. Part solitaire d’une humanité qui nous demeure étrangère en même temps que familière. La pensée ouvre alors des brèches étroites dans l’opacité du réel.
Mais il est rare de trouver comme dans ce recueil de nouvelles, à la fois la langue et la pensée, l’une et l’autre portées ensemble, mariées l’une à l’autre, pour déposer le lecteur au seuil de l’obscure et ultime nuit. Dans ces six nouvelles (deux pourraient aussi bien figurer dans un recueil de poésie), François Migeot, en effet, entraîne son lecteur au bord du sentiment de la disparition. De la mort, pour dire en un terme trop banal ce silence définitif évoqué à maintes reprises. « Tu comprends qu’il faudrait en finir, que disparaître définitivement dans le silence serait le seul acte juste dans ce pays désaccordé, mais tu sais aussi qu’il n’y aura personne pour reprendre ton silence, personne pour entendre l’exactitude de ta mort, pas un espace de vide pour entendre la justesse de ton cri, tu sais que ta lucidité sera éteinte dès les premières clameurs du petit matin » écrit l’auteur dans « Spleen », faisant de la deuxième personne du singulier ou du pluriel, ce tu ou ce vous, l’émissaire d’une pensée qui s’adresse autant à lui qu’à nous, à tous qu’à chacun.
Les deux premières nouvelles d’Avant l’éclipse brillent comme des diamants noirs. Plus narratives, elles réussissent l’équilibre entre cette pensée radicale de la condition humaine et une langue chargée du deuil à venir. « Éclipse », écrite à la deuxième personne du pluriel, nous dévoile la ville de Porto. Le narrateur y est venu à l’occasion d’une éclipse solaire. Sa déambulation dans les rues de la ville rassemble les éléments épars d’une vacuité qui trouvera son sens plus loin. Dans le cimetière « vous devinez déjà que (le monde) dort dans les dessous de la terre, il attend que vous rejoigniez l’attelage des morts, et que votre sillon vous reconduise au labour de la nuit. Vous voyez le monde du côté du soleil, vous vous demandez si la réalité définitive n’est pas du côté de l’éclipse. » De fait, dans l’immobilité d’une ville qui attend la nuit diurne, c’est de la cité, elle-même, que monte l’éclipse qui « fait lentement tomber la métropole et la fond dans le plomb mélancolique de son soleil noir. » L’obscurité fige les rues et les silhouettes dans quelque chose qui révèle leur disparition prochaine. L’expérience, dès lors, se fait violente.
« Vanités » montre comment le travail d’un facteur coagule la vie autour des mêmes gestes et trajets. Notre homme découvre son travail, s’y fond résolument jusqu’à détester les jours fériés où il se laisse « flotter comme une épave dans les eaux vides du dimanche ». Son dérèglement le conduit à conserver chez lui tout le courrier, entassant des milliers de lettres auxquelles il suffira alors de mettre le feu pour se distraire « de la misère d’être humain. »
Par de belles phrases déambulatoires, des périodes descriptives, François Migeot défait du monde ce qui en serait l’anecdotique, le futile. Reste au final, l’immense trou noir « sans aucune oreille pour écouter le silence qui suivra la fin du temps. »
Avant l’éclipse
François Migeot
Éditions Virgile
92 pages, 12 €
Domaine français Vers l’effacement
mars 2005 | Le Matricule des Anges n°61
| par
Thierry Guichard
Six nouvelles tendues vers la ténuité de la condition humaine révèlent le talent de François Migeot, un penseur qui manie une prose accordée à l’oreille du poète.
Un livre
Vers l’effacement
Par
Thierry Guichard
Le Matricule des Anges n°61
, mars 2005.