Édouard Levé n’a jamais caché ses origines oulipiennes. La contrainte et l’exercice de style sont le fondement de son travail photographique et littéraire. Alors, lorsqu’il entreprend de dresser son Autoportrait, c’est forcément à la manière de Perec qu’il le fait. « Adolescent, je croyais que La Vie mode d’emploi m’aiderait à vivre, et Suicide mode d’emploi à mourir. » Cette phrase ouvre les 128 pages d’une énumération de faits débités avec une objectivité totale. Considérations sur l’existence, la vie amoureuse ou les goûts esthétiques se succèdent sans lien logique. Pas d’émotion visible, aucun délayage. « Bien que ce ne soit jamais pour moi, je me retourne lorsque quelqu’un siffle dans la rue. Les animaux dangereux ne m’effraient pas. J’ai vu la foudre. Je regrette qu’il n’y ait pas de toboggans pour adultes. J’ai lu plus de tomes I que de tomes II. » On pourrait trouver la méthode éculée. On pourrait arguer de la facilité du procédé. Mais le « je » d’Édouard Levé se dresse phrase après phrase, résolument. On commence par sourire à ses clins d’œil, puis c’est la curiosité qui s’en mêle, ou bien est-ce l’effet du rythme soutenu, envoûtant ? Alors qu’on pensait laisser l’auteur et son ego continuer seuls leur litanie sur le coin du canapé, voilà qu’on est resté assis, le livre ouvert, jusqu’à la fin. On le referme un brin irrité, forcé d’avouer que le vertige de cette performance littéraire nous a gagnés. Édouard Levé a atteint, l’air de rien, une forme d’individualité universelle dans le portrait. Il donne la preuve que même en appliquant un mode d’emploi, il est possible de faire naître une présence. On est touché, c’en est presque rageant.
Autoportrait d’Édouard Levé
P.O.L, 128 pages, 14 €
Domaine français Litanie du jeu
avril 2005 | Le Matricule des Anges n°62
| par
Lise Beninca
Un livre
Litanie du jeu
Par
Lise Beninca
Le Matricule des Anges n°62
, avril 2005.