La grande rafle qui allait vider le ghetto de Varsovie de ses 400 000 habitants débute le 22 juillet 1942. Marek Edelman est chargé par l’Organisation juive de combat d’extraire, chaque jour, une personne de préférence un agent de liaison du cortège des dix mille conduites à la déportation. Le 19 avril 1943, l’insurrection menée par cinq garçons de 18 à 22 ans (il est le plus âgé) rassemble 220 combattants à peine armés. Elle durera trois semaines et s’achèvera par l’anéantissement des quelques milliers de survivants. Mais « peut-on parler même d’insurrection ? » se demande Marek Edelman, quitte à se mettre à dos, trente ans plus tard, les historiens apologétiques. Dans ce monde forclos par un mur « si épais » que « l’on a peur de disparaître derrière, sans que le monde remarque (…) nos morts », la raison est manipulée. La faim incite à faire la queue pour monter dans les trains avec trois kilos de pain, les suicides collectifs et les meurtres d’enfants sont les seuls moyens d’éviter les camps, le jeu du « ticket de vie » instauré par les Nazis oblige à choisir qui restera parmi les siens, les « infirmières modèles » cassent les jambes des patients sur la foi que seuls sont emportés les valides. L’ultime mesure de la dignité est de ne pas « survivre aux frais d’un autre ». Opter pour la lutte armée, « au fond, c’était juste pour choisir notre façon de mourir ». Nul motif d’espoir ne vient soutenir ce soulèvement espérer était « enfantin », nul désespoir ne cherche à le justifier.
Issu de ses entretiens, intenses, orageux, tendres, parfois empreints d’un ton paternel, avec l’unique survivant des cinq, le livre d’Hanna Krall, paru en 1977 vient enfin d’être réédité, dans une version augmentée. L’auteur, né en 1937, est souvent présenté et se revendique comme l’une des figures de proue de ce qui serait un particularisme polonais, « le reportage littéraire ». Laissons là les étiquettes de genre. Prendre le bon Dieu de vitesse est un texte admirable par son travail de composition et sa loyauté, par sa sensibilité et l’originalité de sa structure. Pour restituer la parole de la mémoire vivante, il s’y joue en alternance bribes de dialogues, digressions investigatrices, pléthore de détails documentaires dévoilant l’écrivain, recoupements avec d’autres témoignages, intrication des temps, et toujours un ton clair, curieux, humble, porté par une alliance profonde avec la vérité.
« Prendre le bon Dieu de vitesse est un livre dérangeant » nous prévient l’éditeur sur la quatrième de couverture. Il l’est, sans conteste, par son réalisme, qui crée une effroyable intimité avec les protagonistes, et par la liberté avec laquelle Marek Edelman s’affranchit des dérives légendaires de l’Histoire. « Les hommes croient toujours qu’il n’y a rien de plus héroïque que de tirer. » Il l’est aussi par sa capacité à respecter les paradoxes de celui qui, d’avoir « accompagné tant de gens dans les wagons » trouve « normal d’avoir quelques comptes à régler » avec Dieu. Après la guerre, Marek Edelman entreprend des études de médecine. « Le bon Dieu est prêt à souffler la chandelle, moi je dois vite protéger la flamme, en profitant d’un de Ses moments d’inattention. Qu’elle brûle un peu plus longtemps qu’Il ne le souhaite. » Derrière la joie éprouvée par la guérison, chaque patient sauvé de l’infarctus devient « 1 : 400 000 ». Et lui rappelle à quel point le parcours des survivants s’inscrit à jamais en contrepoint de la trace ineffaçable. « Je me suis rendu compte que c’était la même tâche que sur l’Umschlagplatz. Là-bas aussi je me tenais sous le porche et je sortais des individus d’une foule de condamnés. Alors tu restes au portail toute ta vie durant ? C’est ça. »
Lucie Clair
Prendre le bon Dieu de vitesse
Hanna Krall
Traduit du polonais par P. Li et M. Ochab
Nouvelle édition revue et corrigée par M. Carlier
Gallimard, « Arcades », 144 pages, 11,90 €
Domaine étranger Le choix d’une vie
juin 2005 | Le Matricule des Anges n°64
| par
Lucie Clair
Des chefs insurgés du ghetto de Varsovie, Marek Edelman fut le seul rescapé. De leur dialogue, Hanna Krall publia un livre poignant et réflexif.
Un livre
Le choix d’une vie
Par
Lucie Clair
Le Matricule des Anges n°64
, juin 2005.