Sur le bandeau illustrant la couverture, une image floue d’eau qui coule, en remous glissant sur des roches opaques et luisantes. Quelque chose d’énergique et de visqueux à la fois. La thématique du recueil est là, déjà. Dans la première nouvelle, deux garçons vaquent à la tâche printanière qui leur est réservée : administrer aux taupes la bouillie de vers empoisonnée. « Ils ne voient pas les taupes. Ils se demandent comment elles sont et les imaginent velues et aveugles, le squelette infime et malléable, grasses sous la fourrure prune ou violine, munies de pattes courtes et véloces. » La besogne accomplie, ils s’arrêtent au bord de la rivière pour y plonger leurs mains, tandis que « sous eux les taupes meurent dans le désordre de leur sang ». Derrière le terme Organes, Marie-Hélène Lafon place l’évocation du souterrain et de l’interne, ce qui a lieu au dedans. C’est le mystère du corps des autres, et celui de son propre corps, ses humeurs, ses désirs et ses éveils avec lesquels il faut s’arranger. C’est l’adolescence, sa curiosité mêlée de honte pour les choses de la chair, et l’appel du désir lorsque apparaît dans le poste de télévision la speakerine avec sa poitrine collée à l’écran. C’est aussi le corps des femmes fatiguées par les grossesses, et ce qu’on entend des discussions d’adultes au travers d’une cloison, l’oreille collée tout contre. Dans le texte intitulé « La robe », une mère parle au téléphone avec sa sœur. Sa voix se module, se fait sourde et « descend dans son ventre tout près des orifices » lorsqu’elle évoque les choses secrètes. Les enfants guettent les signes, les enfants s’interrogent. Ils revêtent en cachette la robe de mariée de la mère, rituel furtif, comme pour se loger à nouveau en elle, à l’abri, et savourer le frisson de se glisser dans la peau d’un adulte.
Un corset, une tirelire, une aube de communiante, autant d’objets qui donnent leurs titres aux nouvelles, autour desquels Marie-Hélène Lafon tourne lentement, les révélant en quelques pages centre d’un rituel, d’un dégoût, d’une attirance. Des objets qui habillent les corps ou s’en font le simulacre de ces « ils » ou « elles », rarement nommés, personnages contenus dans des pronoms personnels qui suffisent à leur densité. « Ils » des frères et sœurs, « elles » des femmes qui boivent le café dans la cuisine, coudes collés à la nappe en toile cirée, parlant de leurs filles et de leurs hommes, et « eux » ces hommes, qui vont à la pêche aux grenouilles pendant que les femmes dorment. On est à l’écoute des pulsations, de ce qui a lieu en eux, comme le ferait un médecin avec son stéthoscope. L’écriture se tient à distance, captant les sensations et les ambiances, d’odeurs et de toucher, une écriture qui supporte d’être auscultée comme le sont les personnages, d’être lue à voix haute, parce qu’elle est maîtrisée, scandée, tenue : « Les taupes ne dorment qu’agitées de tressaillements incessants, pour dormir elles se rassemblent en un monceau tressautant, les taupes ont peur, elles vivent dans la peur et ne vivent pas très longtemps » (…) Le rythme est là, les lieux et le temps se situent d’eux-mêmes. L’univers de Marie-Hélène Lafon est fait de campagne française, avec ses petites gens, ses pensionnats, ses cars d’école et l’arrivée au village, chaque année, de la colonie de vacances et de ses monitrices.
À un auteur qui sait poser en quelques phrases un décor, la forme brève ne peut que convenir : « Dehors l’été crépitait, tendu de bleu. On le devinait, cuisant, aux articulations des volets métalliques qu’il soulignait d’un trait dur. Tout se taisait et ce silence bruissait parfois autour des lanières du rideau de plastique épais qui garnissait l’entrée du couloir. »
Organes
Marie-HélÈne Lafon
Buchet-Chastel
128 pages, 12 €
Domaine français Corps à l’ouvrage
février 2006 | Le Matricule des Anges n°70
| par
Lise Beninca
Le nouveau livre de Marie-Hélène Lafon recueille douze nouvelles, qui toutes relatent les battements de sang et les borborygmes de corps en plein éveil.
Un livre
Corps à l’ouvrage
Par
Lise Beninca
Le Matricule des Anges n°70
, février 2006.