Comme dans Pays perdu ou Festins secrets, le récit et le roman précédemment parus chez le même éditeur, L’Heure et l’ombre débute par la narration d’un voyage. Moyen, pour Pierre Jourde, de nous faire entrer peu à peu dans son univers teinté de fantastique. Ce n’est pas là, la seule résurgence de ce roman : on retrouve le don qu’a l’auteur de dresser un portrait des petites villes de province, ou son attirance pour les forêts à la pénombre romantique.
Le voyage inaugural est celui que fait le narrateur (on ne saura qu’à la fin du livre qui il est) en voiture dans la compagnie de Denise, une jeune femme qui le fascine. Lui, au moment des faits, est encore élève en médecine, elle, en est revenue : de la médecine aussi bien que de la fréquentation des hommes. Ils filent tous deux vers la station balnéaire de Saint-Savin et la durée du voyage sera pour elle celle de son récit : elle dit dans quelle ville enterrée de Bretagne elle exerça la médecine et ce qui lui arriva alors, qui scella peut-être sa carrière. C’est une enfant qu’elle découvre dans la salle d’attente de son cabinet médical et qui disparaît avant même qu’elle ait pu lui adresser la parole. Une enfant seule, comme un fantôme ou une âme entre la vie et la mort. La mère de cette enfant a disparu, son père, qui est étranger à la petite ville, a conduit son garage à la faillite et se transforme peu à peu en ombre. Denise, immanquablement, est attirée par l’enfant, Diane, qu’elle voit la nuit ou sous la pluie jouer seule dans le jardin abandonné de sa maison. Elle ira à sa rencontre comme on court à sa destinée, tentera de soulager la petite fille de sa souffrance, ses angoisses, mais ne pourra s’élever contre Martin son père, qui souffre d’un mal étrange.
Pierre Jourde excelle à plonger le fait-divers qu’il bâtit dans une atmosphère entêtante, inquiétante et belle. Ce n’est que la première pièce d’une grande histoire d’amour. C’est par le nom de Saint-Savin que cette pièce-là va s’agréger à la suivante. Martin, certaines nuits, délire. Il semble être habité par un autre et c’est dans un moment de crise qu’il lâche, plusieurs fois, le nom de Saint-Savin.
Ce nom n’est pas sans effet sur le narrateur du roman. Saint-Savin, il connaît, il y a passé une bonne partie de ses vacances de l’enfance à l’adolescence. C’est même là qu’il est tombé amoureux, définitivement. Amoureux d’une jeune Sylvie (Diane et Sylvie : les prénoms nous ouvrent toutes les forêts). Celle-ci, orpheline de père, habite l’été dans la maison mitoyenne avec sœur et mère. Une année, un homme est là, qui disparaît, qui ressemble étrangement au portrait de Martin tel que dressé par Denise. Et si c’était le même homme ? L’hypothèse est séduisante, troublante, romanesque. Notre narrateur s’y accroche et retourne à Saint-Savin. L’hypothèse est aussi un prétexte à renouer avec l’amour absolu de la jeunesse. Pierre Jourde a ainsi pris un chemin de traverse (sous le couvert des forêts et du fantastique) pour aborder le véritable sujet du roman : l’amour. Car les autres pièces qui vont s’ajouter aux deux premières évoquées ne feront que suivre le fil fragile d’un amour comme on n’en vit plus. Un amour que le XIXe siècle aura réussi à pousser jusqu’à notre époque. Amour empêché que le silence et le mensonge statufient et rendent impossible. Donc : magnifique. On n’attendait pas l’auteur sur ce registre. Il évite les écueils du genre, la mièvrerie en premier lieu, qu’il remplace par une sorte de suspens. Au final, on s’est laissé embarquer et on a trouvé ça délicieux.
L’Heure
et l’ombre
Pierre Jourde
L’Esprit
des péninsules
260 pages, 19 €
Domaine français Derniers feux
novembre 2006 | Le Matricule des Anges n°78
| par
Thierry Guichard
Le nouveau roman de Pierre Jourde aborde un rivage inattendu : celui de l’amour romantique. De quoi faire passer la littérature de l’estomac au cœur.
Un livre
Derniers feux
Par
Thierry Guichard
Le Matricule des Anges n°78
, novembre 2006.