Que l’écriture domicilie la perte de lieu, annule ou recompose les repères, la question de savoir ce qui peut de façon si étroite lier l’écriture à un lieu ne s’éclaire jamais tout à fait. Nombre d’écrivains de l’après-guerre se trouvent ainsi hantés par Paris, qu’il soit le personnage principal de leur œuvre entière ou d’un seul de leur ouvrage. Marie-Claire Bancquart, sur laquelle la capitale a, à l’évidence, jeté son dévolu, nous propose ici un troisième essai plein d’allant et d’imprévu, qui après Paris fin-de-siècle et Paris des surréalistes, vient clore son cycle d’études entrepris sur les représentations littéraires de Paris depuis 1880.
Qu’ils y habitent, y reviennent traquer l’insolite ou verser leur âme, leur vie durant, ils ont trempé leur plume dans l’encre de leurs déambulations et de leurs errances parisiennes les conduisant pour certains jusque sur le périphérique et dans la banlieue. Célèbres (Aragon, Butor, Simon, Réda) ou non (René Fallet, André Hardellet, Yves Martin), une même (dé)marche par-delà les tempéraments, les parcours et les humeurs, les unit : un « attachement » sincère, un lien d’affection indéfectible pour la capitale à deux exceptions près remarquables, François Augiéras qui lui voue une véritable « haine » (« Le seul événement sérieux de ma petite enfance fut cette haine absolue ») et Jacques Roubaud, dont l’ « hostilité viscérale » à l’égard de Paris ne l’empêche pas d’arpenter ses rues à longueur de journées. Certes il faut d’abord mesurer combien le paysage et l’ambiance de la capitale de 1945 tranchent considérablement sur ceux du Paris mythique des années folles. Les mutations socio-politiques ont entraîné des bouleversements urbanistiques et architecturaux majeurs, traumatisant en profondeur le tissu social. Chez les écrivains, ces transformations, spectaculaires (la démolition du quartier des Halles ou de l’ancienne gare Montparnasse, la construction des tours), souvent âpres et pénibles (l’invasion des voitures, les bousculades du métro) ont suscité des sentiments de déroute (Modiano, Tournier), d’amertume (Michel Deguy, Cendrars, Aragon dans La Mise à mort, Echenoz), voire une sourde angoisse (Aragon dans Théâtre/Roman). Comme l’explique Marie-Claire Bancquart, « de façon générale les écrivains en 1945 ne reconnaissent plus Paris. Et souvent devant elle, ils ne s’y reconnaissent plus non plus ». À cette image fragmentée et menacée, beaucoup d’auteurs issus de la guerre y ont confronté leurs failles intimes, une inconsistance, un manque d’être (Modiano, Perec), quand ce n’est pas un désenchantement politique (Jean-François Vilar, Olivier Rolin) ou un mal-être existentiel (Deguy, Franck Venaille). Tissée entre la fascination et la tentation plus ou moins violente du rejet, l’écriture du (ou dans le) paysage urbain parisien, dense, tourbillonnant et trouble, semble en réalité l’espace privilégié où l’écrivain peut dérouler les plis d’une durée intérieure, tout entière traversée par la douloureuse et lancinante conscience du temps qui passe.
Sans doute est-ce bien ce thème du Paris « accepté malgré tout » qui ressort de cet essai. Mais le « charme poétique » de Paris n’en opère toujours pas moins une attraction irrésistible, charnelle parfois, certains écrivains allant jusqu’à avouer l’aimer comme un « amant attentionné » (Robert Sabatier) ou comme « une vieille liaison » (Henri Calet). Qu’elle soit « plus amère, moins sûre de ses valeurs au point d’apparaître parfois en perdition », Paris reste une source de création inépuisable, où à l’envi, le regard peut s’aiguiser et l’imagination trouver de quoi s’exalter.
Paris dans
la littérature française
après 1945
Marie-Claire Bancquart
La Différence
304 pages, 25 €
Domaine étranger Paris, terrain de je
janvier 2007 | Le Matricule des Anges n°79
| par
Sophie Deltin
C’est souvent dans l’espace, en l’occurrence une ville, que se noue le dialogue d’un écrivain avec lui-même. Pour beaucoup, Paris est cette terre élue.
Un livre
Paris, terrain de je
Par
Sophie Deltin
Le Matricule des Anges n°79
, janvier 2007.