Nul ne se douterait à la lecture des premiers chapitres de ce roman pour grands adolescents que l’auteur irait loin dans l’insoutenable. Le commencement de l’histoire admettrait même la comparaison d’une situation fantaisiste à la manière du Baron perché d’Italo Calvino. Pierre Anthon, un adolescent de 15 ans, se réfugie tel Come Laverse du Rondeau dans un arbre (ici un prunier), bien décidé à ne plus en descendre, s’éloignant ainsi des contraintes de la vie sociale, voire de la vie tout court.
Janne Teller engage son histoire sur la voie d’un conte philosophique en travaillant son texte dans une progression métronomique, au tempo d’abord lent, montant graduellement jusqu’à l’extrême limite. Ainsi le roman s’apparente-t-il à une partition minutée, où l’on retrouve dans 24 courts chapitres sur 26, une ligne composée de trois mots, séparés par des virgules, marquant à chaque fois un crescendo : « Peur, très peur, encore plus peur (…) Nul, néant, négatif », insufflant, par-delà un effet de curiosité, un sentiment de malaise sans cesse grandissant.
C’est Agnès, une des camarades de classe de Pierre Anthon qui relate les faits dont elle a été elle-même une des protagonistes. « Pierre Anthon a quitté l’école le jour où il a découvert que rien ne valait la peine d’être fait puisque de toute façon, rien n’avait de sens. »
En 136 pages, Janne Teller engage ses personnages dans une véritable réflexion sur le sens de la vie. Les élèves de la classe prouveront par tous les moyens à Pierre Anthon qu’il a tort. La signification existe bel et bien et leur vie vaut la peine d’être vécue : « en ce qui nous concernait, on allait devenir quelque chose, quelqu’un. » Dans une scierie désaffectée, ils entassent des objets. Le tas prend bientôt de l’ampleur, il devient vite « le mont de signification ». Les jeunes gens vont jusqu’à fouiller dans leur vie intime, menant sans faiblir, au prix de leur intégrité, leur folle entreprise. La surenchère gagne petit à petit les esprits, chacun demandant à l’autre de se surpasser… jusqu’à l’irréparable. « Je vais vous dénoncer a répondu Jan-Johan./ Silence./ Tu ne vas pas nous dénoncer, a rétorqué Sofie froidement, mais ça ne l’a pas découragé./ (…) Jan-Johan voulait cafter et dire que l’histoire qu’on avait inventée, et qu’il devait raconter à ses parents était un mensonge. Qu’il n’était pas vrai qu’il avait trouvé le couteau de son père, et qu’il s’était coupé le doigt en essayant de le retirer du poteau dans lequel il était planté. » Par ces actes irréversibles (doigt tranché, viol,…), l’auteur explore minutieusement le versant obscur de chacun des adolescents, mettant en lumière leurs fragilités, leurs peurs, l’influence du groupe, la perte de l’influence familiale, la perte des valeurs, l’insignifiance du symbolique… pour finir par les renvoyer à leur mal-être, à la difficulté d’être soi et de s’imposer ses propres limites.
La confession d’Agnès ne laisse place à aucune condescendance envers des personnages qui révèlent petit à petit leur part sombre, ni envers elle-même, qui doute sans cesse de ses capacités à résister à l’innommable, ne laissant ainsi aucune prise au lecteur, aucune possibilité de complicité avec les personnages.
Dans Rien, Janne Teller excelle à conserver le suspense dramatique jusqu’aux dernières pages de ce roman à la fois dur, implacable et néanmoins émouvant. Du grand art.
Rien
Janne Teller
Traduit du danois par Laurence
W. O. Larsen
Panama
136 pages, 12,50 €
Jeunesse La grande disparition
octobre 2007 | Le Matricule des Anges n°87
| par
Malika Person
La Danoise Janne Teller dissèque les tourments existentiels d’un groupe d’adolescents jusqu’à l’inénarrable. Vertigineux.
Un livre
La grande disparition
Par
Malika Person
Le Matricule des Anges n°87
, octobre 2007.