Le récit que fait Katarina, 11 ans, est à mettre directement en parallèle avec une bande-son éclectique imprimée en regard d’un proverbe Rrom en introduction du roman : « Ne te demande pas si tu dois vivre ou mourir mieux vaut chanter ». L’auteur Lucie Land applique ce principe tout le long de son roman. Sa jeune héroïne est telle une funambule en équilibre sur un fil très haut placé, ce qui éloigne radicalement le récit d’une portée documentaire. Gadgi ! est une histoire de tous les possibles, même les plus audacieux, portée par une voix, celle très imposante de la fillette, tantôt grave, rocailleuse, dissonante, cristalline, chuchotante, gutturale… selon les situations et les humeurs.
Katarina est une enfant à la langue tout à la fois fleurie et savante. Elle s’empare goulûment des mots, s’en nourrit, les aime, les respire, les considère avec attention et en use selon son désir mais toujours de manière majestueuse. Elle raconte sa vie, le regard qu’elle porte sur sa famille et sa communauté, sa singularité, ses jeunes frères qui l’appellent canaillement « Gadji ! », une ralliée à la cause des blancs, une traîtresse à la tradition pour avoir appris à lire au risque d’être rejetée, bannie. Sa voix sert une langue riche, savoureuse, ronde en bouche, influencée par le dire rom et la littérature française classique. Les phrases sont délibérément musicales, imposant un rythme, un mouvement, des tonalités et des silences aussi. Ainsi l’auteur illustre-t-elle les oppositions entre le ralentissement imposé par la tradition de contemplation rom et la vitesse parfois vertigineuse et violente induite par le milieu moderne. Katarina est prise entre ces deux feux, elle cherche un équilibre : elle vit dans une époque charnière où l’accès aux technologies modernes bouleverse radicalement la vie des Rroms - la machine à laver dont rêvent les femmes, les voitures, les télécommunications instantanées (la télévision, le téléphone)… L’histoire de Katarina est elle-même inscrite dans une narration « live », en direct. Elle signe la fin d’une histoire chronologique, illustrée par une image quasi subliminale perçue par hasard par Katarina, un fait d’actualité retransmis par la télévision : l’exécution en direct des Ceaucescu. L’architecture apparemment simple du roman renforce cette impression fulgurante : composé de deux parties pour deux lieux géographiques (la campagne à Izvor en Roumanie et la ville à Paris, rue Fontaine) et deux milieux de vie très différents (la vie de Katarina dans la caravane déglinguée dans le campement rom près de la décharge et de la rivière et sa vie dans un appartement parisien cossu dans un milieu bourgeois, chez une cousine gadji). Les phrases à la composition plus complexe sont les matrices d’images stromboscopiques, produisant tantôt des effets de ralentissement proches de l’image fixe ou défilant à toute allure. La vie de Katarina apparaît telle un kaléidoscope haut en couleur et en bruits. Les rares silences qui la ponctuent sont des accidents (sa grand-mère Lili, chanteuse, devenue muette suite à une maladie des cordes vocales, la mort de sa mère alors enceinte dans l’incendie de la caravane, les absences régulières du père…) ou des moments de solitude volés pour apprendre à lire.
Katarina symbolise une nouvelle génération de Roms dans un environnement mondialisé, où le rapport au temps et à l’espace est à réinventer, où le corps n’est pas uniquement de la matière mais produit de la parole, de l’expression, du symbolique pour décrire son vécu.
Les corps bougent sans cesse, ceux qui ne bougent pas sont sans vie. Ils épousent la musicalité des phrases dans des mouvements ondulatoires. Ils acquiescent à la vie, tels une coprésence à soi, une expérience sensorielle pure.
Gadji !
Lucie Land
Sarbacane,
« Exprim’ »
277 pages, 10 €
Jeunesse L’élévation des corps
mars 2008 | Le Matricule des Anges n°91
| par
Malika Person
Une jeune Rom raconte sa vie en « temps réel », une oscillation permanente entre contemplation et accélération. Un premier roman exaltant.
Un livre
L’élévation des corps
Par
Malika Person
Le Matricule des Anges n°91
, mars 2008.