Dans Train de nuit pour Lisbonne (Maren Sell, 2006), un livre sur la connivence mystérieuse entre l’écriture et l’identité, Pascal Mercier explorait le pouvoir que le verbe (ou les sonorités d’une langue) opère dans l’élucidation de soi. La réflexion qu’affectionne ce philosophe suisse vivant à Berlin, jamais pourtant, sous la plume de l’écrivain, vous ne la trouverez détachée, abstraite et comme indemne de son objet. Son geste tout en nuances et suggestions, est plutôt celui d’un archéologue des âmes, qui aime à pénétrer, fouiller et déchiffrer les pans d’une vie intérieure que seule la force clarificatrice du langage permet d’arracher à son mutisme solitaire. Aussi chez Pascal Mercier, l’effort analytique de la raison se coule-t-il toujours dans les sinuosités d’une expérience poétique du langage. Exemplaires sont à cet égard ses deux nouveaux héros, les jumeaux Patrice et Patricia, qui se sont « quittés » il y a six ans, suite à une relation incestueuse, l’un réfugié au Chili l’autre à Paris, se promettant en guise d’adieu de tout s’écrire de façon « véridique ». Tels deux solistes accordés sur le même thème, ce seront les deux voix que nous entendrons de façon alternée dans le roman. Quand ils se retrouvent à Berlin pour échanger leurs cahiers censés « briser la geôle de (leur) amour », l’impensable est déjà arrivé : leur père, Frédéric Delacroix, le meilleur accordeur de pianos de la ville et pourtant compositeur raté, vient d’être arrêté après avoir tiré sur le ténor Antonio di Malfitano sur la scène de l’opéra de Berlin.
Tout l’art de Mercier consiste ici, dans une introspection élargie aux dimensions d’une fresque familiale, à tisser et entremêler le lien apparemment flou entre ce drame sanglant et cette histoire d’intimité interdite. En tentant de comprendre le geste fou de leur père, qu’ils ont fui pour ne plus avoir à supporter son besoin maladif de reconnaissance, les enfants recomposent les traits de cette figure aimée mais que le rêve asservissant du succès – et la persistance de ses échecs – a rendu de plus en plus amer et prisonnier d’une « solitude radicale ». D’humiliations, en effet, il aura toujours été question dans cette famille frappée par l’obsession inconsolable d’être reconnu dans l’opinion des autres et l’impossibilité d’exister par soi. Les échecs que Frédéric Delacroix a connus successivement depuis ses années d’orphelinat, jusqu’à sa déception ultime de voir porté sur scène son dernier opéra, une adaptation musicale de Michel Kohlhaas - ce personnage de Kleist qui voulait à tout prix rentrer dans ses droits au prix de la plus terrible vengeance… Ceux de la mère, Chantal, une ancienne ballerine devenue morphinomane suite à un accident, et qui dans une répétition fascinée mais funeste, reproduit le destin brisé de sa grand-mère, une danseuse russe. Dans cette filiation du malheur, Patrice et Patricia – dont la paronymie brandit la menace d’une proximité dangereuse – déclinent eux aussi le thème de l’échec : celui qui se joue dans le tracé de leurs propres frontières et les font s’abîmer dans la dépendance, sans espace, à l’autre, le désir de faire un, de se fondre en une « communauté » muette, un « unisson » parfait et sans désaccord. À l’encontre de ce fantasme de fusion où s’immisce l’intuition de la mort (« une abolition des frontières qui eût équivalu à un anéantissement »), l’espoir que les jumeaux placent dans l’écriture, la mise en mots, est précisément celui d’une solution à leur incapacité essentielle à accomplir le détachement, la séparation. Et à la nécessité de retracer de l’intérieur leurs limites pour devenir chacun « un individu tout seul », à la bonne distance l’un de l’autre.
Écrire, ce moment critique où rejouer le partage de l’intimité.
Écrire, inventer sa propre langue serait donc, selon Pascal Mercier, ce moment critique où rejouer le partage de l’intimité ; où délimiter et retrouver ses « contours internes », cette ligne de faille qui passe partout, qui sépare chaque corps de celui des autres, et fait ainsi de chacun le bord singulier de la même solitude. Tels seront d’ailleurs les cahiers en leur secret salutaire : un arrangement qui fait tenir les choses ensemble pour se sauver du naufrage dans une personne ou une passion ; un refuge, un corps provisoire pour sortir d’une demeure saturée de miroirs et conquérir une certaine forme, une sonorité propre qui permette de durer, de passer - et de repartir différent de tel qu’on s’est écrit.
À la fin du roman, Frédéric Delacroix raconte comment sur le point de commettre le crime, il a voulu dans une sorte d’instinct de survie, renouer avec son véritable nom, celui des origines malheureuses et rustres : Fritz Bärtschi. Comme s’il fallait que se retrouve cette aimantation, cette adhésion discrète mais nécessaire entre le nom et la personne qui le porte, pour pouvoir se libérer enfin du désespoir de n’être que soi.
L’Accordeur de pianos de Pascal Mercier
Traduit de l’allemand par Nicole Casanova
Libella/Maren Sell, 572 pages, 23 €
Zoom Le métier d’être soi
octobre 2008 | Le Matricule des Anges n°97
| par
Sophie Deltin
Intrigant et raffiné, le roman de Pascal Mercier articule la fatalité de l’échec aux ravages de la perte de soi dans le regard des autres.
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Le métier d’être soi
Par
Sophie Deltin
Le Matricule des Anges n°97
, octobre 2008.