En espagnol, Les mots croisés portent le titre Grieta de fatiga, ce qui pourrait se traduire - et l’on pardonnera une maîtrise approximative de la langue de Cervantès - par « Un abîme de fatigue ». Outre le fait qu’un tel titre, en France, et dans le contexte de déprime généralisée, pourrait être moins alléchant, le choix présidant à la traduction pour cet opus d’un Mexicain talentueux, mais quasi-inconnu ici, reflète avec bonheur les jeux de langue mis au service d’une opération vérité dont se divertit l’auteur, et tout autant le lecteur.
Nul doute qu’à ses yeux, se connaître, a fortiori connaître les autres est une tâche délicate, voire peut devenir un jeu crucial ou dangereux. Pour s’y exercer, les mots sont autant d’armes à double tranchants. En renfort, l’impromptu, dessinant une situation dramatique ou cocasse, vient pointer, tel ces projecteurs appelés « poursuites » au théâtre, les aspérités de soi restées ignorées, les cernant d’un faisceau serré, pour se jouer des images et des préjugés - pour révéler les arcanes de l’être. Fabio Morábito tour à tour dénude et travestit, libère et contient, capte les interstices où le sens se modifie, espaces à peine définissables propres à chaque expérience de vie, poétiques par essence - et, dans la mise en évidence de leur capacité à créer « une crise d’irréalité », agent révélateur, les mots qui s’échangent ou se taisent chez les protagonistes de ces quinze nouvelles jaillissent en lumière crue.
Mots croisés comme le fer des épées en un duel truculent de chevaliers errants démythifiés (« Armures »), comme ceux sous-jacents aux silences entre deux sœurs séparées par l’exil de la nouvelle éponyme, mots interdits qu’un père ne parvient pas à offrir à son jeune fils pour sa sortie d’anniversaire (« Parc d’attractions »), mots anodins recouvrant les secrets entre voisins de chambre d’hôtel, (« Le droit de ronfler », « Les portes illicites »), ou au service de petites impostures statutaires (« Le tennis du vendredi », « Le tour du pâté de maison »), mots perdus des tribus chassées de la forêt tropicale par les bulldozers (« La selva régresse »), ce sont autant d’éclats de peau dénudée, de gestes dévoilés (« Empreintes »). Les barrières entre les êtres donnent à penser qu’elles s’amenuisent, deviennent transparentes, exauçant - presque - le souhait « qu’il n’y ait plus de portes illicites, ni de paroles ni de sentiments illicites ».
Avec une minutie baroque, un don du raccourci - « j’entendis l’ascenseur se refermer derrière moi, emmenant mon chef au trente-deuxième étage, où vivait sa fille » - et un sens aigu de la poétique du réel, Fabio Morábito éclaire ces acteurs sur la scène de la vie que nous sommes tous à un moment ou un autre. Et la langue est rendue à sa force de véhicule pour notre soif de connaissance, comme en écho à sa vie de tribulations. Né en Egypte en 1955, il vécut à Milan, émigra au Mexique en 1969 où il est considéré comme un poète majeur. Un rôle dont il sait rire, témoin les personnages d’écrivains des deux premières nouvelles ou de Rubén, partagé entre la volupté frustrée de sa vie maritale et l’attente de l’approbation d’un jeune poète fraîchement décédé (« Les Bulgares »). Les Mots croisés ont obtenu en 2006 le Prix Antonin-Artaud, créé au Mexique en 2003 en réplique à celui de Rodez et clin d’œil au Goncourt par un « Bocuse mexicain » Olivier Lombard, Chef et ambassadeur des lettres. Prix assorti d’une traduction en français - ce qui nous vaut cette livraison délicieuse. Morábito sera au Salon du livre de Paris.
Les Mots croisés de Fabio MorAbito
Traduit de l’espagnol (Mexique) par Marianne Millon, José Corti, 233 pages, 18 €
Domaine étranger Tirs groupés
mars 2009 | Le Matricule des Anges n°101
| par
Lucie Clair
Des révélations en cascade sur nos petites mystifications ordinaires, au fil des nouvelles savoureuses d’un Mexicain, Fabio Morábito, alliant insolite et poésie du réel.
Un livre
Tirs groupés
Par
Lucie Clair
Le Matricule des Anges n°101
, mars 2009.