Max vient de perdre sa femme Anna d’un cancer. Dès l’annonce de sa maladie le réel leur est apparu dans toute « sa froideur grossière » les éloignant inexorablement l’un de l’autre, « chacun connaissant le truc ignoble que l’autre connaissait ». Max s’enlise dans la rédaction d’une monographie sur le peintre Bonnard, ce « grand et tragique artiste ». À plus de 70 ans, il peignait encore le corps d’adolescente de Marthe qui lui avait fait croire avoir 16 ans lors de leur rencontre. Max n’écrit pas. Il griffonne vaguement… comme lorsqu’il était enfant. La fuite du temps, son deuil récent l’obsèdent. Il va désormais les confronter à la lumière de ses souvenirs, celle d’un temps originel des premiers désirs et des premières pertes. Tel est le thème de La Mer, roman qui a apporté à l’écrivain irlandais John Banville la consécration.
Max s’installe dans la petite station balnéaire du sud de l’Irlande où à l’âge de 11 ans, lors des vacances d’été, il s’était lié d’amitié avec deux enfants d’une famille aisée, des énigmatiques jumeaux, Chloé et Myles. Les moments éphémères jaillis du temps où ivre de soleil et de mer il vivait aux côtés de ces jeunes « dieux » aux têtes blondes et aux yeux azur reviennent à sa mémoire « comme une série de tableaux vivants, brefs instantanés de cavalcades colorées ».
L’ampleur des phrases, l’originalité des métaphores traduisent admirablement toute la nostalgie d’une ambiance de fin d’été et des derniers scintillements du soleil. Par de longues descriptions et digressions, de multiples références à la peinture, à la littérature, à la mythologie, parfois explicites, souvent implicites, John Banville entraîne le lecteur dans les arcanes d’un univers poétique et symbolique qui devient vite envoûtant.
Le doute plane constamment quant à la réalité de ce passé lointain, peut-être « passé imaginé ». Les premiers émois sexuels, « rêves innocents se déchaînant en fantasmes débridés », reviennent en délicieuses images. Quel contraste avec ces tristes photos qu’Anna faisait des malades de l’hôpital où elle est morte… Réalité des corps, plaisir, souffrance, mort., avec pour seule réponse, cet insupportable aspect « faux et pacotille » du monde. Mort qui n’épargnera pas les enfants. « Ils partirent, les dieux, le jour de la drôle de marée ». Tragédie au cœur de ce roman dont elle est la première phrase, résonnant en écho de page en page mais dont le sens ne se révèle que très tardivement. La mort aura une esthétique qui lui est propre, qui va s’imposer avec toute son intensité à Max.
« Le passé cogne en moi comme un second cœur », dit Max. Espace d’une sensibilité où tout finit par se confondre : souvenir du malheur, souvenir des « instants divins » dans un au-delà du temps que seul l’art peut exprimer. Passé ayant toujours une dimension imaginaire, porte vers un absolu, dont John Banville nous fait entrevoir la mystérieuse présence.
Œuvre picturale construite par petites touches colorées, La Mer s’achève en un tableau étonnamment flou, abstrait, désincarné comme un dernier regard à l’approche de la mort. Privilège démesuré de l’artiste de traduire cet instant où les incertains fragments du souvenir se cristallisent avant que de s’estomper à jamais dans l’immensité. Magistrale écriture de Banville parvenant à suggérer des perceptions de ce basculement hors de la conscience, de cette plongée dans ce « formidable rien » auquel nul n’échappe.
La Mer de John Banville
Traduit de l’anglais par Michèle Albaret-Maatsch, 10/18, 248 pages 7,90 €
Domaine étranger Ultimes miroitements
juillet 2009 | Le Matricule des Anges n°105
| par
Yves Le Gall
John Banville nous offre une belle méditation sur l’enfance, la mort et le souvenir, en hommage à l’art seul capable de figer les instants les plus éphémères.
Un livre
Ultimes miroitements
Par
Yves Le Gall
Le Matricule des Anges n°105
, juillet 2009.