Le roman s’ouvre sur l’attente d’un homme à la gare routière d’Ankara ; il s’apprête à rentrer en car à Istanbul et laisse libre cours à une réflexion désabusée sur son existence et sur la parole qu’il a « employée à tour de bras, dépensée sans compter, soufflée dans des bulles de savon, dilapidée ». Ömer Eren a une cinquanraine d’années, c’est un écrivain célèbre mais il est en proie à une profonde crise d’inspiration. Dans ces très belles premières pages, puissantes et amères, Oya Baydar nous plonge dans la déreliction de son personnage, auteur arrivé mais rongé par le doute et la mélancolie. Il est soudain confronté à une situation dramatique : sous ses yeux, au cours d’une fusillade, une jeune femme enceinte est touchée par une balle. Pris de compassion et peut-être du désir d’échapper pour un temps à sa propre destinée, il vient en aide à la jeune blessée et à son compagnon. Tous deux sont kurdes et visiblement en fuite… Ömer, qui s’est intéressé aux malheurs de ce peuple, qui s’est sagement insurgé contre le sort qui leur était réservé par l’État turc, prend conscience du fossé qui sépare le combat brûlant qui habite Mahmut et surtout sa compagne Zelal, et son propre engagement prudent, « que du flan… Et de la fausse empathie… Prétendre parler la langue de l’autre au nom du politiquement correct… Qui plus est sans connaître cet autre ni recevoir d’écho… La pierre de Sisyphe de l’intellectuel turc occidental… » D’une plume vibrante et avec une grande justesse dans les descriptions psychologiques, Oya Baydar (dont c’est le premier roman traduit en français) dessine des destins de la Turquie d’aujourd’hui, où se mêlent les histoires intimes, les enjeux politiques - notamment autour de la question kurde - et toute la violence de notre monde. Celle-ci s’incarne dans le parcours de Deniz : Ömer et son épouse Elif, scientifique de renom, ont cet enfant sur qui ils avaient projeté toutes leurs ambitions de brillants intellectuels et qui est à leurs yeux un fruit décevant, un fils perdu, lui qui a décidé de se retirer sur l’île norvégienne où il avait rencontré son épouse, morte au cours d’un attentat à Istanbul. Il mène désormais une vie simple et aux yeux de sa mère, femme exigeante et cadenassée dans son orgueil, qui n’ouvre son cœur qu’avec difficulté, Deniz est « un raté, un incapable, un perdant… un homme barbu et échevelé, au corps massif et négligent qui est venu s’enterrer vivant dans ce trou perdu (…) »Vivez heureux, le bonheur c’est simple« et autres slogans qui déclinent les mots bonheur et plaisir à toutes les sauces… mais cela ne suffit pas ! Les humains ne peuvent se satisfaire du bonheur des porcs ! »
« Approcher la vérité de ceux qui sont de l’autre côté ».
Roman à dimension politique, Parole perdue est un texte tout entier pétri des questions existentielles qui traversent ses personnages. Hantés par leurs échecs de parents, tenaillés par le sentiment de fausseté de leurs engagements passés et obsédés par la recherche d’une sincérité, Ömer Eren et son épouse forment un couple complexe, douloureux, qui avance à tâtons sur un chemin tortueux. Parole perdue aborde aussi le problème de la création littéraire, et de la difficulté à s’approprier le réel. Tentative souvent illusoire, comme celle d’Ömer lorsqu’il écoute Mahmut : « il sent qu’il y a quelque chose qu’il ne parvient pas à démêler. Des histoires de gens appartenant à un monde dont il ne sait rien et qui lui reste étranger ; d’autres amours, d’autres espoirs, d’autres peurs… des histoires dont il sait qu’il serait incapable de les raconter s’il devait les écrire, des histoires auxquelles il resterait touours étranger ; quand bien même tout le monde trouverait qu’il en parle magnifiquement bien, il saurait pertinemment, tout comme ces gens, qu’il n’a pas réussi à approcher la vérité de ceux qui sont de l’autre côté. »
Parole perdue de Oya Baydar - Traduit du turc par Valérie Gay-Aksoy, Phébus, 455 pages, 23 €
Domaine étranger Fresque amère
mai 2010 | Le Matricule des Anges n°113
| par
Delphine Descaves
En un récit foisonnant, à la fois politique et psychologique, Oya Baydar nous emporte au cœur de la Turquie contemporaine.
Un livre
Fresque amère
Par
Delphine Descaves
Le Matricule des Anges n°113
, mai 2010.