Répertoire des domiciles parisiens de quelques personnages fictifs de la littérature
Tout le monde l’ignore : Didier Blonde habite au 10 bis de la rue de l’Imaginaire. Comme un collectionneur mordu, il a là accumulé dans les dizaines de milliers de m² des pages de sa bibliothèque les multiples éléments d’une carte du tendre un peu extraordinaire. « Même dans les livres, je préfère les histoires racontées dans un cadre réel à celles qui se déroulent comme en studios, sans repères connus, dans un monde où tout est inventé, en paysages peints. » Patient récoleur, ce chercheur d’outre-vérités a entrepris de relever lors de ses lectures romanesques la topographie des fictions, puis de mettre à jour lors de patientes enquêtes pédestres le cadastre de cet imaginaire moins imaginaire qu’on peut l’imaginer et pourtant très dépaysant. « Chaque adresse est le musée ordinaire d’un personnage que je peux visiter sans même acquitter de droit d’entrée. (…) j’accorde le lieu à mes souvenirs de lectures ».
Fantômes de papier.
Il y a un an, on s’en souvient, Didier Blonde nous poussait avec Un amour sans paroles (Gallimard, « L’un et l’autre ») dans les bras de Suzanne Grandais, la première star du cinéma français à l’époque du muet, il nous mène aujourd’hui comme un chauffeur de taxi illégal en des lieux si méconnus qu’ils n’existent pour certains même pas. Les lecteurs de Patrick Modiano auront une idée nette de ce dont nous parlons, cette fascination pour un vaste espace où topographie et mémoire (personnelle, romanesque, fabriquée ou ludique) se confondent et n’émeuvent que quelques rares poètes, quelques rares émus, sensibles « à l’hypermnésie des lieux ». « Les immeubles parisiens sont des palimpsestes de l’imaginaire romanesque que le cinéma a le privilège de pouvoir me restituer d’une seul coup d’œil, en une image de synthèse. »
Evidemment, cette histoire des lieux littéraires de Paris est riche de jeux, de subterfuges, de clins d’œil et de retours sur soi. Didier Blonde note d’ailleurs cette curieuse habitude qu’ont les agents (bien sérieux) du cadastre d’apposer des « bis » pour masquer les creux de la réalité. Des creux ou des vides, des passages vers l’imaginaire dont les jeunes lecteurs d’Harry Potter savent déjà tout. N’existe-t-il pas dans certaine gare londonienne un pilier creux ? Pareillement, on s’aperçoit que Paris donne accès par de multiples failles de la continuité physique, si l’on peut dire, à des hangars où s’entassent le mystère, des home pleins de fantômes de papier, des demeures qui ont hébergé celle qui deviendrait post-mortem la dame aux camélias, des immeubles dont tel habitant est devenu héros de fiction, parfois à son corps défendant.
Le fruit de la manie singulière de Didier Blonde – deux volumes dont un Répertoire des domiciles parisiens de quelques personnages fictifs de la littéraire – est tout simplement passionnant, et fort instructif. Pour peu que l’on croie aux leçons de l’histoire littéraire – ou qu’on s’y intéresse, ce qui revient au même –, la carte du tendre qu’il a établie est l’occasion de multiples découvertes. Depuis la demeure de l’auteur des Hortensias bleus, Robert de Montesquiou, cachée à nos yeux de vivants, bien entendu, mais qui accueillit il y a peu la sœur de Maurice Leblanc, et par conséquent, un fameux gentleman cambrioleur. Qui pourra prouver le contraire ? Quant aux adresses de Fantômas, nous n’en dirons rien ici (le rédacteur n’est pas de la rousse).
Pour peu que l’on annonce qu’Eugène Chavette a devancé Georges Perec en écrivant Aimé de son concierge (1887) – la réédition de ce chef-d’œuvre plein d’humour est en préparation –, on ne s’interrogera plus sur l’importance capitale des enquêtes de Didier Blonde. Rassérénés, on s’en ira vider un godet au café Vachette au milieu de fantômes réjouis. Ils sont rassurés, ceux-là, on les a retrouvés. Ils n’avaient donc pas laissé tant de traces en vain… En fait, et c’est la leçon essentielle de Didier Blonde, « Il est temps que la ville reconquière le terrain de son imaginaire. »
Éric Dussert
Carnet d’adresses
Didier Blonde
Gallimard, « L’un et l’autre », 120 pages, 16,50 €
Répertoire des domiciles parisiens de quelques personnages fictifs de la littérature
La Pionnière, 119 pages, 18,50 €