Failles compte parmi ces récits qui font de tout commentaire hâtif une offense et imposent le silence. Un silence intenable, si difficile à rompre que nous aurons d’emblée la faiblesse de nous imaginer là-bas, dans l’un des nombreux camps de réfugiés de Port-au-Prince, entièrement absorbés par la voix de Yanick Lahens : « Le 12 janvier 2010 à 16 heures 53 minutes, dans un crépuscule qui cherchait déjà ses couleurs de fin et de commencement, Port-au-Prince a été chevauchée moins de quarante secondes par un de ces dieux dont on dit qu’ils se repaissent de chair et de sang. Chevauchée sauvagement avant de s’écrouler cheveux hirsutes, yeux révulsés, jambes disloquées, sexe béant, exhibant ses entrailles de ferraille et de poussière, ses viscères et son sang. Livrée, déshabillée, nue, Port-au-Prince n’était pourtant point obscène. Ce qui le fut, c’est sa mise à nu forcée. Ce qui fut obscène et le demeure, c’est le scandale de sa pauvreté. »
Yanick Lahens est chez elle, en présence de Noah, son neveu âgé de deux ans et quatre mois, quand la terre d’Haïti se met à bouger. Quelques secondes plus tard, agrippée à l’encadrement d’une porte, elle prononce intérieurement le nom de Claude Prépetit, sismologue haïtien qui, des mois durant, prêcha l’imminence d’un tremblement de terre « dans un désert presque total ». Trop tard, il est toujours déjà trop tard. Des corps inertes, couchés sur la chaussée, attendent qu’on les recouvre d’un drap. Un homme traverse une rue, son fils ensanglanté dans les bras. Le Palais national, l’hôtel Montana, le ministère des Affaires étrangères, l’École nationale des infirmières et, entre autres, l’université de Port-au-Prince, se sont effondrés. Sous les décombres, des centaines d’étudiants, une sœur, un ami ou des collègues de bureau, appellent à l’aide. Le ciel des Tropiques, naguère si bienveillant, n’est plus désormais qu’« une robe de mauvais goût. Au clinquant trompeur ». À Pétion-Ville, vers le Canapé-Vert, place Boyer, dans le quartier de Pacot ou sur les hauteurs de Debussy, partout la « ville lèche ses blessures comme un vieux chien malade et se demande comment les panser ».
Bien plus qu’une peinture sur le vif d’une catastrophe géologique, Failles combine tons, genres et registres. Soit en insérant là un article publié dans Libération, là les lambeaux d’un projet de roman mort-né ou une lettre adressée aux organisateurs du prix PACA. Soit en alternant analyse socio-historique de ce qui oppose Créoles et Bossales, critiques du bilan d’État-nation et saillies contre l’engouement humanitaire : « René Depestre a parlé avec justesse de la tendresse du monde pour Haïti. Le monde s’est penché, épanché, et a balbutié les premiers mots d’une solidarité qu’il annonçait comme nouvelle. Le temps de se dessiller les yeux, elle avait déjà pris les traits marqués de l’ancienne. »
Au chapitre 28 de La Couleur de l’aube (Sabine Wespieser, 2008), des femmes guettent le « moment de la parole nue. Forte. Sans les oripeaux, sans les béquilles du monde. » Nus, les mots de Yanick Lahens le sont. Nus, et écorchés, et féconds, pour signifier les microfissures d’une île défigurée par la misère, la fraternité, le travail de jeunes issus de milieux sociaux différents, la ferveur des chants ou l’amour d’une ville perdue : « Nous l’aimions têtue et dévoreuse, rebelle et espiègle. Avec sa gouaille au mitan d’un déhanchement de carnaval. Ses secrets invincibles. Ses mystères maîtres des carrefours la nuit. Ses silences hallucinés. Les cuisses lentes de ses femmes, les yeux de faim et d’étincelles de ses enfants, les apparitions phosphorescentes de ses dieux. »
Jérôme Goude
Failles
Yanick Lahens
Sabine Wespieser, 158 pages, 15 €
Domaine français Élégie pour Haïti
novembre 2010 | Le Matricule des Anges n°118
| par
Jérôme Goude
Débordant les limites du cadre d’un simple reportage littéraire sur un séisme assassin, Failles entonne un chant de deuil, d’amour et de résistance. Digne et poignant.
Un livre
Élégie pour Haïti
Par
Jérôme Goude
Le Matricule des Anges n°118
, novembre 2010.