Si la jeunesse et l’amour sont des richesses, elles risquent fort de devoir être perdues. Il faut alors à Martin une réelle dose de sagesse pour apprivoiser ce constat. Le narrateur de Stefano Benni (né en 1947) est peut-être un alter ego de son auteur, qui sait. Embrassant plusieurs registres, le roman amuse, émeut et pousse à la méditation sociologique et métaphysique.
Un professeur fraîchement retraité vient s’installer dans un village de montagne des Apennins, dans une maison isolée auprès des bois. D’abord enchanté par cette paix qui lui permet d’avancer « son livre sur la poésie ludique », il craint un peu la solitude. Jusqu’à ce qu’un couple s’installe bruyamment dans la maison d’en face. L’une est une ex-danseuse, belle, émouvante et que tente l’aventure du théâtre, du cinéma, tandis que l’autre est un homme querelleur, déjà aigri. Très vite la jeune femme vient chercher refuge, conseil, amitié chez notre ermite qui se sent ému plus qu’il ne faudrait. Le lyrisme est discret. Peut-on raisonnablement être amoureux, à l’âge de la retraite, d’une blonde jeunette de 30 ans ? Car elle devient une initiatrice : « Pouvait-elle être la beauté qui me contraindrait encore, avec stupeur, à regarder le grand tableau tourmenté du monde ? » On laissera le lecteur découvrir comment une fête de village haute en couleur et peinte d’une plume incisive, mais non sans tendresse, permet à Michelle de briller avec le professeur fort rajeuni.
Le récit psychologique et sentimental est loin d’être la seule facette de ce texte. Spécialiste d’un poète « naïf », dit « L’Enchaîné », mort un peu fou, parmi une maison ruinée des alentours, notre professeur se heurte à la cohorte des universitaires concurrents et envieux. Alors que ses recherches, et la rencontre d’une étrange folle, lui permettent de construire une autre hypothèse sur le décès du disparu, cette fois criminelle, de retrouver un dessin inestimable qu’il offrira. Il saura refuser les sirènes de l’argent et de la fausse gloire en rejetant la proposition de Remorus qui se veut éditeur opportuniste. La satire du milieu intellectuel et du commerce de l’art n’est pas dépourvue de férocité.
Le fantastique est sans lourdeur. De manière récurrente, Martin entretient des conversations avec son chien Umbra, avec une renarde, un blaireau, une chouette, souvent plus sages que lui, une chèvre qui connaît Poe, Lolita et Borges. L’humour est alors le filigrane de la gravité, grâce à la prosopopée, cette figure de rhétorique qui fait parler les absents, les morts, les animaux : un serpent d’Eden lui annonce que sa « tête est la raison, le cogito, avec les dents aiguës de l’argumentation philosophique », ce pour lui demander avec ironie s’il « veut s’accoupler ».
Indubitablement, Stefano Benni est doué du sens du portrait. Il faut lire comment il déchire de sa tendre dent le galeriste Aldo, qu’il appelle « le Torve », contempteur de tout ce qui n’est pas lui, reprochant ses échecs à l’époque, aux autres, paraissant mépriser l’argent, mais cupide, et mauvais peintre. Pourtant, sans manichéisme, notre auteur sait lui faire confesser son emprunt indu d’une œuvre d’autrui, ses rageuses veuleries.
De toutes les richesses est un fragile roman poétique dont il faut avec soin goûter les sensations, suggestions et sagesses. Même si les poèmes, intercalés en ouverture de chacun des dix-huit chapitres, ont du mal à nous convaincre, quand la prose de Stefano Benni se suffit à elle-même. Car elle sait nous enchanter de la jeunesse trop vite passée du protagoniste, comme ce souffle trop rapide de l’amour charmeur et charmé, chaste et cependant bien vivant. Entre roman de société et intrusion du merveilleux, il faut saluer cette réussite du réalisme magique.
Thierry Guinhut
De toutes les richesses,
de Stefano Benni
Traduit de l’italien par Marguerite Pozzoli,
Actes Sud, 288 pages, 22 €
Domaine étranger Belle nature
juillet 2014 | Le Matricule des Anges n°155
| par
Thierry Guinhut
Entre satire universitaire et animaux parlant, un conte de fées moderne de l’Italien Stefano Benni.
Un livre
Belle nature
Par
Thierry Guinhut
Le Matricule des Anges n°155
, juillet 2014.