Souvent, les morts empêchent de vivre, interpellent, demandant des comptes aux vivants. Histoire de retrouver une harmonie perdue, certains peuples pratiquent le retournement des dépouilles. Dans nos sociétés, où la mort de moins en moins ritualisée relève de techniciens, où dieu est lui-même décédé, où l’incinération gagne du terrain, hormis un hypothétique travail de deuil, que reste-t-il ? À certains, l’Art ! Ainsi, Daniel Conrod, né en 1952 dans le Jura, délivre son ballot sale de défunts. Il travaille à partir d’images mémorielles et de photos. À travers ce roman, s’il semble rechercher un apaisement, il s’interroge avant tout sur sa propre place dans cette famille et le pourquoi de ce chaos. Cet énorme gâchis, long continuum d’absences et de silences, de cris et de fureurs, de secrets et de mensonges. Un paradoxe dans une famille au catholicisme si fervent ? En filigrane, il évoque sa solitude, sa déconstruction, sa fuite, son orientation sexuelle.
Le premier défunt, Jean-Marie Fabien (1936-1986) est un frère aîné. Un mal mort. Après une existence sans histoire, il tombe en dépression, puis un cancer l’abat. Le portrait dressé est presque clinique. Un strict minimum d’empathie, malgré le tutoiement. Lit d’hôpital, agonie, rappel d’un sacré pétage de plomb, enterrement raté… Du tas d’os, Conrod quête désespérément des traces d’esprit, d’enfance, de liens. Lyrique, l’écriture alors s’envole, s’invagine. « C’est pourquoi je t’imagine aujourd’hui, à mon corps défendant, ou plutôt j’imagine ton âme, si toutefois elle existe, ou quelque chose de toi qui aurait tenu contre la dégradation de ton corps – je ne saurais dire précisément ce que serait cette chose, ou cette présence que j’ai promptement appelée âme, et quand cela serait –, rasant l’ombre des murs, recherchant le silence du silence, l’ombre de l’ombre, peut-être la nuit de la nuit, le non-lieu de toute paix. » Et se heurte à la figure tutélaire du père, du père tout-puissant, père-pétuel, pétueux, violent et colérique. Le grand absent de toute une vie, Léon Fabien (1909-1988) n’a pas daigné accompagner son fils dans ses derniers instants. Contre lui, les deux frères se retrouvent éternellement unis.
Quant à la mère, Marie-Thérèse M., épouse Fabien (1908-1955), c’est une sainte, une icône, placée au faîte du Panthéon familial. Morte d’un cancer, elle a préparé dignement son départ, laissant un message à chacun de ses proches. L’auteur l’a trop peu connue, éloigné de ses derniers instants, une valise en carton à la main. Il montre un agacement par rapport à l’image maternelle trop lisse, son stoïcisme, sa volonté de le voir rentrer dans les ordres, rachetant ainsi les fautes d’un oncle prêtre et collabo. Mais encore aujourd’hui, il sent toujours sa main dans la sienne.
René Jean-Marie M. (1913-1987) est celui qui, malgré son statut religieux, a choisi de combattre aux côtés des Allemands. Conrod réintroduit son ombre au sein d’une famille qui comme l’Église l’a toujours protégé et laissé quasiment impuni. Il enquête sur sa vie, ses mensonges, félonies, jusqu’à l’écœurement. Puis le renvoie à sa nuit. « Pour toi, il n’y a rien entre les chiens et les loups. C’est devenu une seule et même zone de haute intensité. L’argent le sexe le danger la trouille. »
Odile Fabien, dite Iphigénie (1960-1960), la dernière morte. Sa vie n’a duré que quelques heures. Éphémère demi-sœur, elle a permis à l’auteur de se délivrer d’un statut de mort-vivant, de « danser sur la corde du temps ». Ou de réinventer la beauté derrière les Ténèbres. Objectif atteint d’un ouvrage, à l’écriture alerte, tendue, vertigineuse, qui a la puissance et la fulgurance d’un premier roman. Auteur de cinq livres, Conrod n’avait plus publié depuis 2004.
Dominique Aussenac
L’Atelier des morts
de Daniel Conrod
Buchet-Chastel, 180 pages, 14 €
Domaine français Miserabiles personae
septembre 2015 | Le Matricule des Anges n°166
| par
Dominique Aussenac
Daniel Conrod propose le tour de son monde en cinq morts. Un roman brûlant et ténébreux.
Un livre
Miserabiles personae
Par
Dominique Aussenac
Le Matricule des Anges n°166
, septembre 2015.