La cinquantaine naissante, Lynch s’est d’abord fait connaître auprès des cinéphiles, pour son rôle aux côtés de Daniel Day-Lewis dans le bouleversant Au nom du père. Batelier à l’origine d’une exaltante fiction sur le défaut d’origine, il signe avec La Déchirure de l’eau un premier récit situé à la lisière de l’élégie et du fantastique. Héraut ébranlé par la mort de son père, chétif et malingre, James Lavery partage le quotidien d’une mère alcoolique et d’un beau-père violent. Soumis à leurs errances éthyliques, le jeune homme fuit et contemple l’eau. Il est un être d’intériorité, confronté à « son image et son être, surgis des profondeurs de l’étang ». C’est qu’il s’agit, chez l’écrivain du « royaume des six comtés », d’évoquer le recours aux légendes – de sonder le retour à des formes archaïques, transmuées par le biais des chimères de l’adolescent.
Au gré de ses visions, ce dernier collectionne symboliquement les morts : « il les conserve au frais à l’abri de ses paupières, les convoque quand l’absence de son père déchire son cœur à le rendre fou. » Le soir, il déambule sur les aires de repos des autoroutes, et recueille le témoignage des routiers, poursuivant ainsi son enquête hiératique sur le défunt. Ce afin de briser la chape de « silences tissés par sa mère autour de la mémoire de son père ».
Face aux gueules de bois répétées d’Ann et Sully, James sent sourdre en lui une colère mâte, laitance des souvenirs noircis par la haine. Il porte les preuves du traumatisme, dit magnifiquement « la vérité d’une terre dévastée ». Synonymes de déréliction, ses lettres au père donnent alors à voir les stigmates idoines à célébrer la tragédie d’un esprit régi par l’absolu. Restent pour lui l’apprentissage du « corps agonisant » et « l’éternelle cécité » – « une chute interminable dans un royaume obscur ». Dans ses délires ésotériques, l’adolescent voit Sully tel « un Christ bourré ». Soit l’ersatz paternel à la triste figure. Lynch donne une forme à l’insurrection sensible. Il cristallise l’amas de sel aux commissures des lèvres à vif, dans un roman à tiroirs réussi, qui porte en germe bien plus que ses échecs formels. On déplorera des tournures peu heureuses, de même que des approximations dans la traduction (ainsi de James, qui « tourne le coin au bout de la rue »). Elles trahissent malgré tout une véritable ambition d’écriture.
Au gré de ses variations oniriques, l’adolescent rejoue la scène de la Grande Famine – formidable occasion de rêver l’hécatombe des siens. C’est qu’il subsiste, pour paraphraser John Burnside, un mensonge sur le père. Avec lui, la sommation du sacrifice et de l’héroïsme. Un nationalisme délétère, nimbé d’images expressionnistes. La Déchirure de l’eau se voudrait donc le chant d’une filiation tronquée – esquissant en filigrane le spectre du manque, ainsi qu’un ciel en creux. Il saisit l’aporie d’une voix, dit l’intensité dramatique des déclassés comme le cataclysme des attentats. La trajectoire de James sera celle d’un adieu aux armes, puisque désormais la guerre vient de l’intérieur. Face à la mère, « il porte sa colère, sa fureur contre elle, contre le monde, contre son père (…) il charrie le meurtre de sa propre histoire. » Il est une sorte de golem qui se soustrait à ses créateurs. Sa rencontre avec l’estimable professeur Shannon lui offrira la chance d’une pure révélation. Il lui apprendra Yeats, l’intégrera à sa troupe d’acteurs. Sous le jour du monde de l’art et de la rédemption par la littérature, James s’affranchit de ses origines, démêle l’écheveau du tabou familial. Lui reste encore à découvrir l’amour – cette transcendante refonte du sujet.
Benoît Legemble
LA DÉCHIRURE DE L’EAU DE JOHN LYNCH
Traduit de l’anglais (Irlande) par Richard Bégault, Le Castor Astral, 240 pages, 17 €
Domaine étranger Scènes d’une obscure absence
septembre 2015 | Le Matricule des Anges n°166
Un adolescent arpente le paysage mental de l’omission paternelle : l’Irlandais John Lynch sape l’héroïsme nationaliste et ses mythes.
Un livre
Scènes d’une obscure absence
Le Matricule des Anges n°166
, septembre 2015.