On n’en finit pas de (re)découvrir la place fondamentale que tient Louise Bourgeois dans l’art contemporain. Après le portrait intime, en forme de monologue intérieur, que Jean Frémon lui consacrait en début d’année chez P.O.L (Calme-toi, Lison), et en attendant la somme que les éditions Hazan publieront en septembre (Géométries intimes, par le critique d’art Robert Storr), c’est au Seuil que l’on peut poursuivre l’immersion dans l’une des œuvres les plus redoutables de ces cinquante dernières années. Pousser la porte du 347 West, 20th Street, à New York, et pénétrer, au côté de Xavier Girard – alors jeune critique d’art – dans l’antre de Louise Bourgeois.
Elle a alors 70 ans passés, et le MoMA s’apprête à lui consacrer sa première grande rétrospective alors qu’elle est encore quasi inconnue en France. D’elle d’ailleurs, Girard ne connaît que peu de chose : quelques « sexes en marbre poli », des « totems filiformes peints en blanc », et ce scandaleux, tendre et sarcastique Fillette – ce phallus géant, en plâtre et latex, qu’elle portait sous le bras dans l’incroyable portrait que Robert Mapplethorpe venait de faire d’elle, en 1982. Petite bonne femme à la « fragilité colossale », des triangles de rides au coin des yeux, « carcasse de squaw, tête de dragon facétieux », celle à qui l’« enfance (…) remont(ait) aux dents » creusait sa voie entre destruction et réparation, entre travail et chaos. Inventait un fabuleux bestiaire, « plein de femmes-renards, de mères qui dévorent leurs petits, d’ogresses acéphales, de harpies hermaphrodites, de gorgones, d’hydres femelles, de sphinges, de femmes-loups et de femmes-araignées prises dans les filets d’Héphaïstos ». Démembrait, recomposait les corps en de sombres festins cannibales. Débitait, marmonnait, ruminait (pour reprendre les mots de Jean Frémon) ses petites fables telles des « petite(s) flaque(s) d’excréments des origines » : donnait formes à un passé terrifiant. Et réintroduisait la figure, le sujet, la mémoire, dans une modernité qui croyait s’en être débarrassé (et protégé ?) en les écrasant sous le concept.
Mais s’il entrouvre les portes de cette fascinante Barbe-Bleue au féminin, interrogeant la biographie et les obsessions majeures de l’artiste, ce Louise Bourgeois face à face n’est pas un essai critique. Ni même, on s’en doute, une reconstitution fidèle des rendez-vous successifs qui eurent lieu 20th Street il y a de cela plus de trente ans. Mais plutôt le récit – soit la mise en fiction, la reconstruction – à partir d’autres textes et entretiens de Bourgeois – d’une rencontre étrange, où l’objet « Louise Bourgeois » résiste, échappe à l’appréhension du critique. Jusqu’au renversement : dans une arrière-cuisine de sorcière, au milieu d’une débauche de bols, jattes et instruments – les « outils d’un chirurgien sur le point d’opérer ou d’une petite fille préparant sa dînette » –, voilà bientôt le critique ligoté sur une table tel « un vulgaire rôti », aveuglé et sourd (on appréciera l’ironie du dispositif), soumis aux gestes précis d’une proie devenue prédatrice, qui prélève, par le feu glacé du plâtre et du latex, l’empreinte du visage de sa victime consentante. Mais « l’empreinte n’est pas le masque. Elle ne masque pas, elle ferait plutôt le contraire » : ce Face à face est ainsi le récit d’une étrange expérience et d’une mystérieuse entreprise de dévoilement, au cours d’une cérémonie à la fois obscure et prosaïque. Écorché, épluché – alors que la pellicule de latex s’arrache délicatement de son visage, alors que son visage se sépare lentement de lui –, voilà Girard rendu aux rues de New York. Quelque chose, imperceptiblement, a changé.
Valérie Nigdélian
Louise Bourgeois face à face
de Xavier Girard
Seuil, « Fiction & Cie », 178 pages, 16 e
Domaine français Dans la toile de louise bourgeois
avril 2016 | Le Matricule des Anges n°172
| par
Valérie Nigdélian
Un voyage initiatique dans l’univers de la plasticienne, sous l’égide de l’écrivain et critique d’art Xavier Girard.
Un livre
Dans la toile de louise bourgeois
Par
Valérie Nigdélian
Le Matricule des Anges n°172
, avril 2016.