Ne pourrions-nous pas exister un peu plus ? Nos vies ne seraient plus seulement des promesses ? Nous cesserions d’habiter dans les limbes où tout est possible toujours, où jamais rien n’advient ? Nous sortirions de cette brume que nous avions confondue avec nos vies ? Et nous verrions que nous ne sommes pas seuls. Qu’il y a ceux que nous ne voyions pas, dont nous n’apercevions jusque-là que les ombres, dont les existences sont moindres selon les mots de David Lapoujade, qui dans un bref essai s’appuie sur la pensée du philosophe Etienne Souriau pour dresser l’inventaire des différents modes d’existence. Qui s’arrête sur une catégorie : les êtres virtuels. Ceux qui manquent de réalité, comme s’il n’y avait pas de place pour eux, pour leurs vies amoindries.
Ce livre commence le 21 février 1930. Fernando Pessoa se promène comme chaque jour dans les rues de Lisbonne. Comme le célibataire de Kafka, si peu réel, si peu certain d’exister, seul et dans un espace toujours plus restreint, comme celui qui dans La Lettre au père se confesse, si peu sûr de sa réalité, incertain même d’avoir un corps : « Comme je n’étais sûr de rien, comme j’attendais de chaque instant une nouvelle confirmation de mon existence, comme je ne possédais rien qui fût ma propriété réelle, incontestable, exclusive, clairement définie par moi seul, comme j’étais en somme un fils déshérité, je me pris à douter aussi de ce qui m’était le plus proche, mon propre corps. » Comme un funambule sur son fil instable, il va, Fernando Pessoa, chapeau sur la tête, fines lunettes sur le nez, si fatigué et las, séparé du monde il s’avance dans le vide de sa vie, dans cette erreur métaphysique en quoi consiste son existence selon lui. Comme une monade, écrit David Lapoujade, mais une monade sans monde, il se tient enfermé derrière portes et fenêtres, derrière l’absence de toute porte, de toute fenêtre. Il marche et se heurte encore à cette vitre qui toujours demeure entre la vie et lui : « j’ai beau voir et comprendre la vie très clairement, se plaint-il, je ne peux la toucher. » Privé du sentiment d’exister, expulsé comme le célibataire de Kafka par sa réalité même, il pourrait dire comme ce dernier l’écrit dans son Journal : « Je n’ai que mes promenades à faire et il est dit que cela doit suffire, en revanche, il n’existe pas encore de lieu au monde où je ne puisse faire mes promenades. » Il va ainsi, Fernando Pessoa, mais au lieu de poursuivre sa marche s’immobilise au milieu d’un pont. Subitement, comme s’il lui était donné alors, par quelque magie, de déchirer le voile qui l’aveuglait, comme s’il se réveillait au beau milieu de ce pont, penché au-dessus du fleuve, il se sent exister comme jamais, enfin vivant, il sent qu’il existe réellement, il cesse d’être un autre pour se sentir être lui-même. Mais de cette révélation il ne peut rien faire : « Mais la ville m’est étrangère, les rues me sont inconnues, et le mal est sans remède. Donc, j’attends, penché sur le pont, que la vérité me quitte, pour me laisser à nouveau nul et fictif, intelligent et naturel. Ce n’a été qu’un instant, déjà passé. »
Nous n’existerons vraiment, nous dit David Lapoujade à la suite d’Etienne Souriau, que de faire exister ceux qui existent moins, les moindres donc, tous les êtres possibles et qui demeurent dans cette possibilité, cette nuée des virtuels, ces fantômes ou ces ombres qui sont comme autant de facettes de nous-mêmes. Ce serait là notre responsabilité, notre devoir et la condition de notre existence, et la condition de l’existence de ceux qui, si nous n’y prêtons pas attention, se refermeront sur le vide de leur propre néant. Sur notre néant aussi bien, à quoi nous retournerons si nous ne témoignons pas pour ces moindres. Si nous ne voyons pas que certains gestes inaccomplis n’ont vocation que de susciter d’autres gestes, les nôtres, qui seuls en accompliront la potentialité.
Car c’est à ce prix, suggère Les Existences moindres, qu’une vie sera possible, à l’intersection de toutes ces vies possibles, dans la claire conscience de ce qu’elles recèlent chacune de « splendeur ou de vérité, même fugitives ». Si nous voulons cesser d’être évanescent, il n’est que de répondre aux « exigences » des virtuels. Il nous faut donner corps à des fantômes si nous voulons exister, nous dit ce livre. Et je ne sais pas qui sont pour vous ces fantômes, mais je crois quant à moi deviner de qui il s’agit. Sans jamais franchir la frontière de la réalité, ou à peine, ne l’effleurant qu’à peine, allant pour la franchir mais se faisant refouler aussitôt, brutalement, sans jamais quitter le flou où leurs vies se passent pour moi, dont ma vie, si je n’y prête garde, dont nos vies si nous ne nous réveillons pas ne s’extrairont pas, sans échapper au néant où elles glissent, ces silhouettes fragiles, où elles s’évanouissent et nous aussi nous nous évanouissons, et de ce trop doux vertige saurons-nous nous déprendre ?
Les Existences moindres, de David Lapoujade
Éditions de Minuit, 92 pages, 13,50 €
Quartier libre Que m’enseigne encore ce néant ?
mai 2017 | Le Matricule des Anges n°183
| par
Xavier Person
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Le Matricule des Anges n°183
, mai 2017.