En 1958, une délégation française de journalistes, cinéastes et intellectuels atterrissait à Pyongyang, après une brève escale à Moscou. Parmi eux, marqués par leur passé de résistants, engagés ou proches du Parti communiste français, Armand Gatti, Jean-Claude Bonnardot, Francis Lemarque, Claude Lanzmann et Chris Marker. Cinq ans après une guerre vaine et meurtrière (3 millions de morts, peut-être 4) incapable de faire bouger les lignes et les rapports de force, cette ouverture des frontières aux Occidentaux était une première : la République populaire de Corée, en pleine reconstruction, « pouss(ait) comme une plante au cinéma » et voulait le faire savoir. Opération de communication, action de propagande : la visite officielle est un genre en soi, avec ses codes, ses leitmotive et ses passages obligés. Ici aussi, usines et travailleurs heureux (si heureux qu’ils dansent !). Chantiers aux bâtisseurs infatigables. Peuple uni derrière le Parti, soudé par l’espoir de jours meilleurs et la haine de l’impérialiste américain. Sans oublier une culture millénaire attestant la grandeur du pays. Qu’y a-t-il derrière la grande scène fictionnelle de l’idéologie ?
Après la Chine (Un dimanche à Pékin, 1956) et les confins de l’URSS (Lettre de Sibérie, 1958), c’est donc en Corée du Nord que Chris Marker venait tenter de répondre à cette question. Tout comme il venait chercher, dans ce pays en transition, une nouvelle expérience politique, peut-être cette troisième voie – ni impérialisme ni stalinisme – que, comme beaucoup d’autres, il appelait de ses vœux. De ce voyage, il ne rapporterait pas un nouveau documentaire, mais des images fixes et une méditation sensible sur son expérience au pays de la douceur. Bien plus tard, Marker préciserait combien avait été inédite la liberté qu’il avait eue alors, avec son compère Gatti, à arpenter les rues, les quartiers, les campagnes, pour y croiser leurs habitants, « ces planètes calmes, aux orbites précises ». Qu’y a-t-il derrière les fictions politiques ? D’autres fictions, d’autres images, éminemment subjectives. Cet essai photographique raconte une autre Corée – que Marker se refuse d’appeler « du Nord » – à la fois celle d’hier et d’aujourd’hui, où se superposent et se mélangent des grues et du béton, des tigres et des légendes. Avec son art subtil du montage, Marker tisse patiemment ses clichés, jouant de correspondances et d’échos, de coïncidences seulement apparentes. Car il y a plusieurs façons de raconter le monde, comme il y a plusieurs façons de voyager : ici « accepter en désordre les rimes, les ondes, les chocs, tous les bumpers de la mémoire, ses météores et ses dragues ». Un pli au coin des lèvres souriantes d’une statue grecque répond à celui d’une jeune mère coréenne. Deux dragons de pierre posent en miroir face à un homme et une femme. Les montagnes ont des visages. Les encres traditionnelles s’animent et deviennent chair et sang. Comme l’écrit Marker, « Si la peinture est superposable à la photo, la légende peut l’être à l’histoire. »
Tout cela donne un livre étrange, qui échappe à toute dimension critique comme à toute tentation hagiographique. De quoi le rejeter des deux côtés du 38e parallèle : au nord, inacceptable d’évoquer la Corée sans mentionner une seule fois le nom de Kim Il-Sung, le « Grand Leader » ; au sud, le simple fait qu’il ait été réalisé avec l’accord du régime faisait du livre un outil de propagande et de Marker un « chien marxiste ». Aujourd’hui encore, le portrait de cette Corée éternelle, confiante et vertueuse, laisse un drôle de goût sur la langue. Mais Marker est un faux naïf, balayant lui-même les objections qu’on pourrait lui opposer, dissipant les malentendus dans cette très belle « lettre au chat G » qui clôt le voyage. Y affirmant l’écart, le pas de côté. Pas question en effet d’aborder « les Grands Problèmes », ni de « jouer l’Homme contre l’Histoire » : « Au fond de ce voyage, il y a l’amitié humaine. Le reste est silence. » Au milieu des ruines et des stigmates encore visibles de la guerre, Marker fixe donc sur pellicule le moment des possibles – celui où « les portes de l’avenir s’entr’ouvraient, lentement, en grinçant, mais (où) elles bougeaient » –, l’élan collectif, l’espoir d’un autre monde, « qu’il serait très bête de réduire à son imagerie ». Femmes, hommes, enfants debout, avançant avec grâce sur la ligne encore droite de l’Histoire, avant que la partie ne soit irrémédiablement (?) perdue.
Valérie Nigdélian
Coréennes, de Chris Marker
L’Arachnéen, 152 pages, 35 €
Arts et lettres Visages de Corée
novembre 2018 | Le Matricule des Anges n°198
| par
Valérie Nigdélian
Quand Chris Marker explorait avec délicatesse le pays du matin calme. Réédition du fac-similé de Coréennes, « ciné-essai » publié au Seuil en 1959.
Un livre
Visages de Corée
Par
Valérie Nigdélian
Le Matricule des Anges n°198
, novembre 2018.