La Ville en fuite : Roman d’une jeunesse effrénée à Erevan
La métaphore capillaire s’avère assez opérante lorsqu’il s’agit d’évoquer La Ville en fuite, premier livre de l’homme de théâtre arménien Jean-Chat Tekgyozyan. S’il arbore lui-même un crâne luisant, il met en scène dans son roman plusieurs jeunes adultes dont l’un est sujet aux rêves éveillés. Ses hallucinations le conduisent à envisager la longue chevelure de sa grand-mère douée d’une vie bien à elle, tandis que la ville, ce lieu ambivalent plein de béton désespérant mais aussi riche d’une vie assez excitante, paraît prendre la fuite quand ça lui chante. « Les étés ont tendance à déplacer les statues. » Et puis sa mère absente lui manque. « Les senteurs de Lahmajoun sont épicées par le parfum frais de ma mère. J’allume une cigarette. »
On aura compris que le récit est assez dépeigné. C’est le livre d’une jeunesse qui joue à se mélanger les pédales dans un pays aux basses ambitions culturelles et intellectuelles, vendu aux affairistes et aux ambitieux. Gagik, apprenti réalisateur de dessins animés, est le fils d’un membre du gouvernement corrompu et l’ami de Grigor, jeune homosexuel en butte à la mentalité de ses concitoyens. Ils tombent tous deux sous le charme d’Edita, une femme « pieuvre », belle étrangère qui prétend chercher la « porte du paradis » en Arménie. Pour les deux hommes captivés, c’est l’occasion de rompre la léthargie et l’ennui. Ils se lancent avec elle par jeu dans la quête de cette mystérieuse porte dans un pays dont le quotidien est révélé par touches : « Il y a trois personnes dans l’appartement du troisième : la Vieille maîtresse de maison, la Vieille fille et une Inconnue assise sur la banquette. Une fois par semaine, la famille de l’Inconnue apporte de la nourriture aux hôtes de la maison en guise de loyer. » Livre le plus échevelé de l’hiver, La Ville en fuite sera peut-être aussi le plus amer, car s’il aboutit effectivement à la porte du paradis pour certains des personnages de Tekgyozyan, Erevan n’en reste pas moins la ville décourageante qui annule tout projet de joie profonde pour les autres.
Éric Dussert
La Ville en fuite
Jean-Chat Tekgyozyan
Traduit de l’arménien par Mariam Khatlamajyan
Belleville éditions, 170 p., 18 €