À l’époque où Pierre-Paul Plan (1870-1951) relevait les colonnes du temple tout métaphorique de Rabelais, un certain Frédéric Lachèvre s’était enquis de l’œuvre des poètes libertins et libres-penseurs du XVIIe siècle. Et en particulier des petits. Passons sur le fait que le nom de Lachèvre au moment où ils le découvrent a toujours fait s’esclaffer les scoliastes, il est devenu avec le temps le type de l’érudit amateur dont le travail a fait émerger des trésors des fonds de l’océan bibliographique. Cependant, il y aurait à discuter son abord du sujet, ou, pour être plus précis, les avis parfois tranchants qu’il émit tout au long de sa « carrière » de spécialiste toujours prêt à en découdre.
C’est son arrière-petite-fille, Aurélie Julia, ordinairement employée à la rédaction de la fastueuse Revue des Deux Mondes, qui s’est intéressée à l’existence de son aïeul papivore et nous en a tracé les lignes avec beaucoup de finesse dans un essai qu’on ne pourrait pas qualifier d’hagiographie sans mauvaise foi. Comme souvent lorsqu’on gratte la statue du commandeur, il apparaît qu’une fine couche d’or recouvre une matière moins noble. Il n’en reste pas moins que Frédéric Lachèvre aura toujours mis beaucoup d’obstination à refuser les honneurs, les médailles et les saloneries. C’est tout à son honneur, comme son labeur d’exhumation d’écrits que toutes les académies hexagonales avaient ignorés avec la morgue que l’on peut deviner. Sans Lachèvre, on connaîtrait moins bien Théophile de Viau et Claude Le Petit. Pierre Louÿs, assez savant lui-même, considérait que le nom de Lachèvre resterait attaché à l’histoire de la poésie française. Témoin ce poème du second que Lachèvre date de 1660 : « Quand vous verrez vn homme, auecque grauité,/ En chapeau de clabaud promener sa sauate,/ Et le col estranglé d’vne sale crauate,/ Marcher arrogamment dessus la chrestienté, / Barbu comme vn sauuage & jusqu’aux reins crotté,/ D’vn haut-de-chausse noir sans ceinture & sans patte/ Et de quelques lambeaux d’vne vieille buratte/ En tous temps constamment couurir sa nudité, / Enuisager chacun d’vn œil hagard & louche,/ (…) Dites assurément, C’est vn poëte françois !/ Si quelqu’vn vous dément, je l’irai dire à Rome. »
C’est peut-être là que le bât put blesser pour Lachèvre dont la bourgeoisie bien ancrée toisait bien un peu ces pauvres hères libres-penseurs et ces illuminés d’utopistes. Bourgeois, Lachèvre l’était. Son opinion n’attendait pas Pierre Bourdieu pour être socio-typée. Après une courte carrière dans les affaires, il hérita beaucoup, se maria, fit de la rente et en vécut grassement (jusqu’à son décès en 1943 dans son château de Courmenil). C’est dans ces moments que ceux qui aiment lire se lancent dans la collection, et lorsqu’ils en ont les moyens, dans la bibliophilie, le sport huppé des gens de la bonne société d’alors. Fine mouche, il opta pour un secteur où les autres diptères n’étaient point déjà agglutinés : les petits poètes marginaux du XVIIe. Un calcul malin : moins de demande, prix plus bas, espérance de plus-value plus grande.
Très atteint par sa passion des livres, Lachèvre lut, lut encore et lut toujours, puis entrepris, et c’est là le curieux du personnage, d’établir avec l’aide de sa femme un véritable atelier bibliographique-maison d’où provenaient moult articles et documents étayant le sujet. En 1901 paraît le premier volume de sa Bibliographie des recueils collectifs de poésies publiés de 1597 à 1700 (Lib. Henri Leclerc). Il sera suivi de trois autres et se verra rejoint par une foule de parutions jusqu’en 1933, date de la publication par un autre curieux personnage, l’éditeur René-Louis Doyon, de La Première Utopie française : Le Royaume d’Antangil (inconnu jusqu’à présent) (La Connaissance). Entre-temps, des polémiques, des Pierre-Corneille Blessebois, des chansons libertines, des Cyrano de Bergerac – mais oui ! –, en somme un travail fou dont on aurait aujourd’hui du mal à se passer, quoique les avis parfois très amusants de Lachèvre puissent nous inspirer – mais, à y regarder de près, les sottises de Michelet sur les sorcières valent bien aussi rigolade.
Cette question de l’idéologie du regard porté sur les œuvres ne sera pas une surprise pour des historiens de formation. Chez les amateurs, doute et soupçon vaudraient ridelles. Il faut à ce propos saluer un continuateur de Lachèvre, le terriblement savant Alain Chevrier qui, en produisant un remarquable compendium de 1459 pages intitulé La Matière et l’esprit. La littérature scatologique au XVIIIe siècle (Classiques Garnier, 2018) ne fait jamais le dégoûté. Il n’est pas psychiatre pour rien, sans doute. Son travail est impeccable et rigoureux. On peut parier que son arrière-petite-fille, si elle dépasse le dégoût de son odorant sujet, saura être fière elle aussi de son arrière-grand-père un peu foutraque. Éric Dussert
Frédéric Lachèvre, un érudit à la découverte du XVIIe siècle libertin, d’Aurélie Julia, Honoré Champion, 226 pages, 35 €
Égarés, oubliés Foin des libertins !
octobre 2019 | Le Matricule des Anges n°207
| par
Éric Dussert
Érudit paradoxal, Frédéric Lachèvre a remis sur le devant de la scène des œuvres du XVIIe siècle dont il n’était pas un fervent défenseur.
Un auteur
Foin des libertins !
Par
Éric Dussert
Le Matricule des Anges n°207
, octobre 2019.