Les ennemis d’Agota Kristof, ce sont les langues. D’abord, il y a l’allemand, langue qui rappelle la domination autrichienne. Ensuite, il y a le russe, que parlent les militaires qui occupent son pays, la Hongrie. Le russe devient obligatoire dans les écoles, toutes les autres langues étrangères sont interdites, ordre du Petit Père des peuples. À cette époque, Agota Kristof n’est qu’une gamine. Elle se souvient des professeurs obligés de suivre des cours accélérés de russe, mais personne, adultes ou élèves, n’a envie de l’apprendre, ce serait abdiquer devant Staline, ce serait renier l’idée même de liberté. Pour l’auteure du phénoménal Grand Cahier, ce sabotage intellectuel national fit naître une résistance passive, « comme allant de soi. C’est avec le même manque d’enthousiasme que sont enseignées et apprises la géographie, l’histoire et la littérature de l’Union soviétique. Une génération d’ignorants sort des écoles. »
En 1956, Agota Kristof a 21 ans. Elle fuit le stalinisme, quitte son pays avec l’aide d’un passeur, échoue par hasard dans une bourgade en Suisse. Elle qui savait lire à 4 ans redevient « analphabète ». Elle doit affronter un truc inconnu : le français. « C’est ici que commence ma lutte pour conquérir cette langue, une lutte longue et acharnée qui durera toute ma vie. » Le français, « langue ennemie » et pourtant langue d’écriture d’Agota Kristof. Qui déclare, cinglante : « Je ne l’ai pas choisie, elle m’a été imposée par le sort », par l’Histoire et ses soubresauts.
Récit aussi cinglant que touchant, L’Analphabète trouble et touche au cœur par son dénuement implacable, marque de fabrique de l’écrivaine, elle qui travaille l’écriture comme on relève un défi ou comme on livre bataille. Avec pour seules armes quelques dictionnaires et un farouche désir de raconter l’innommable, c’est « écris ou crève » chez Agota Kristof l’impitoyable, pas de quartier surtout pas avec elle-même. Phrases sèches et épluchées, rythme soutenu et inaltérable, clairvoyance et authenticité. Les pleurnicheries, elle ne connaît pas ; les apitoiements qu’imposerait le genre autobiographique, non plus. L’écrivaine révèle sa volonté et sa modestie, son acharnement et son humilité. Elle dit sa foi inébranlable en la littérature, son obsession des mots, ceux de tous les jours, ceux qui ne paient pas de mine mais peuvent faire vaciller l’entendement.
L’Analphabète creuse les méandres sanglants du XXe siècle et résonne de façon fulgurante aujourd’hui. Texte sur le déracinement et le désenchantement, il peut aussi se lire comme un manuel de survie : « Qu’aurait été ma vie si je n’avais pas quitté mon pays ? (…) Ce dont je suis sûre, c’est que j’aurais écrit, n’importe où, dans n’importe quelle langue. »
Martine Laval
L’Analphabète
Agota Kristof
Zoé, 70 pages, 12 €
Domaine étranger Une dame de fer
juin 2021 | Le Matricule des Anges n°224
| par
Martine Laval
Dix après la disparition d’Agota Kristof, réédition de L’Analphabète, unique récit autobiographique de l’auteure du Grand Cahier. Un texte sur l’exil et l’écriture aussi fulgurant que poignant.
Un livre
Une dame de fer
Par
Martine Laval
Le Matricule des Anges n°224
, juin 2021.