Ce n’est donc pas son « dernier » livre, qu’il aurait achevé juste avant sa mort survenue en 2020, mais un roman écrit il y a environ dix ans, et qui n’avait pas encore passé le stade des épreuves. L’Espion qui aimait les livres, titre conçu pour le marché français, est sans doute vendeur, mais d’une astuce un peu convenue, entre clin d’œil à James Bond ou à l’auteur lui-même. Silverview, dans la version originale, peut renfermer une signification plus profonde : des germanistes (dont était le Carré) pourraient y reconnaître le nom de la villa (Silberblick) où Nietzsche passa ses dernières années ; c’est ici celui de la demeure familiale où décline la belle et riche Deborah, « analyste star » du Moyen-Orient et « anglaise jusqu’au bout des ongles » ; c’est peut-être aussi le point de vue de l’argent, le point de vue d’un monde avec lequel Edward Avon, le mari de Deborah, ne parvient plus à composer, lui qui fut autrefois auxiliaire non officiel des services secrets et tout « dévoué à la cause ».
Silverview pourrait ainsi constituer le premier « secret » d’une œuvre qui finit justement par ce mot. C’est aussi un « festival de manipulation » où éclate comme de coutume le savoir-faire du romancier. Une première scène hameçonne son lecteur : Londres au matin, une jeune femme tire sa poussette sous un « porche prétentieux » puis derrière d’« épais voilages crasseux », elle transmet avec colère un message sous enveloppe dont elle ne sait rien, à un homme qu’elle ne connaît pas (le patron de la Sécurité intérieure) : « Ras le bol de tout ça, et des mères mourantes et de leurs secrets et de tout le reste. » On ignorera encore longtemps en quoi consiste exactement tout ça, ce que raconte ce livre, et ce qui relie ses personnages ; dans une remarquable économie de descriptions, entre une station balnéaire paumée et quelques intérieurs bourgeois, tout se jouera dans leurs tête-à-tête successifs, dans cet art du dialogue où chacun s’échine à deviner ce que l’autre sait ou s’apprête à prétendre, de secrets géopolitiques en prévisible adultère. Le roman tient dans cette ligne de fuite, dans l’écart entre parole et pensée, comme il se joue entièrement dans le passé peu à peu dévoilé d’une Histoire récente recouverte sous des nappes de narration – ici Belgrade et la réalité « cauchemardesque » d’une guerre où Edward changea de cause.
Pareille maîtrise technique pourrait n’intéresser que les narratologues, n’était la flamme qui embrase l’édifice. William Boyd disait que le Carré avait su « résister à la sérénité », lui qui vint à refuser tous les honneurs de son île tout en recevant avec fierté la médaille du Goethe-Institut en 2011, et prit la nationalité irlandaise peu de temps avant de mourir. Dans un Royaume-Uni « qui rêve de grandeur et ne sait plus de quoi d’autre rêver », son roman s’édifie autour d’une figure romantique et morale, celle d’un individu qui, obéissant à sa conscience, devient par là dangereux et promis à divers pelotons d’exécution. L’Espion qui aimait les livres passe ainsi à l’ennemi, ainsi que l’avait fait l’aimable transfuge de Retour de service (2019), dernier roman publié du vivant de le Carré. Si ce dernier ne cache pas ce qu’il entre ici d’aveuglement, de dévotion, de fanatisme, son récit penche vers eux bien plus que vers ces classes dirigeantes britanniques dont il représente en quelques croquis le carriérisme, la négligence et le vieillissement sans gloire. L’intrigue se dénoue alors symboliquement autour d’un enterrement assaisonné d’un mensonge d’État ; pendant que de jeunes gens, en douce, accompagnent vers la sortie ces rares aînés qui n’ont pas tourné escroc : « D’abord une poignée de main. Puis une étreinte impulsive, de sa part, puis on lâche avant qu’ils nous voient. »
Gilles Magniont
L’Espion qui aimait les livres
John le Carré
Traduit de l’anglais par Isabelle Perrin
Seuil, 240 pages, 22,50 €
Domaine étranger Le retour du roi
octobre 2022 | Le Matricule des Anges n°237
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Gilles Magniont
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