Mes images et mes écritures », c’est tout ce qui importe à Jean-Paul Hippeau, fier artiste installé sous les toits, au cinquième étage du 71, rue de Rome. Dans la revue Les Amitiés (février 1931), la journaliste Claude Chauvière évoque son « magnifique orgueil de solitaire ». Elle avait dit antérieurement à Claude Pierrey, qu’elle incitait à rencontrer Hippeau : « C’est un lion, avec un béret de velours et un gilet à fleurs. Il imprime ce qui lui plaît sur un méchant gaufrier. Fastueux et pauvre, il incarne le dernier des romantiques… » Et en matière de presse, le gaufrier devait être d’un modèle épatant si l’on en juge par l’intérêt des bibliophiles contemporains pour les publications, rares, d’Hippeau : les Dix chants de rameurs grecs (Les Éditions de la Lucarne, 1923), merveille illustrée et gravée par ses soins, un livre « tout vibrant de colère, de la révolte et de la haine des esclaves attachés au banc de la galère, l’amertume de tous ceux qui furent ou sont encore flagellés par la vie » (L’Intransigeant, 19 novembre 1923), puis Reflets, remous et clapotis, avec d’incroyables compositions et encres de sa main (1928) d’une extrême rareté ou encore Les solitudes de Purun Bhagat (1927), un recueil de textes de Kipling… Pour Chantecler (12 avril 1930), Pierrey avait suivi le conseil et rendu visite à notre artiste des hauteurs, « grand seigneur sous des allures de bohème impénitent ». N’était pas négligé « l’énigme de son masque tourmenté, aux beaux traits réguliers, il faut avoir subi le choc des longs yeux gris-bleu, chargés d’orages et de nostalgies pour saisir le sens profond d’une vie, la sienne, si orgueilleusement hermétique, si farouchement indépendante. »
D’excellente famille, Jean-Paul Hippeau, né en 1879, était fils d’un consul et musicien qui avait été le premier élève de Massenet. Lui-même sera élevé en Beauce, cette « grande nourricière » qui va constituer un profond sujet d’inspiration. Diplômé de l’École des Sciences politiques, il refuse de suivre le parcours paternel mais produit son premier écrit pour la Revue bleue sur l’évacuation de Santiago de Cuba, ancienne capitale de l’île, que son père a commandé à une communauté française en pleine panique en juillet 1898 lors de la guerre d’indépendance. Il l’admet aisément, « avec mon caractère insupportable, je suis devenu un “gas” qui a mal tourné, incapable d’exécuter un ordre, de travailler sur commande, d’obéir à une directive quelconque, de se plier à plaire (…). J’ai préféré me réfugier dans mon petit monde à moi, entre mes images et mes écritures… » Et « Sous la lucarne », puisque c’est sa marque d’éditeur, il imprime ses écrits, y compris ses gravures aux couleurs somptueuses. Il fait ses débuts sous le pseudonyme pétillant de Harry Hops. Son livre est un roman, La mère Quenotte dont les Treize, malicieux chroniqueurs de L’Intransigeant se moquent un peu le 3 avril 1913 : « Y a-t-il tant de manuscrits dans les tiroirs d’Henri Bachelin qu’il soit obligé d’en écouler une partie sous ce pseudonyme anglais ? (…) Mais c’est peut-être une œuvre de jeunesse ? » La boutade n’effraie pas le trentenaire : « le travail est pour moi un véritable opium, grâce auquel le temps, le temps qui nous dévore tous, ne compte pas. » Mais vient l’été 1914. Engagé volontaire dans l’infanterie, Hippeau combat et ne s’en remet pas. Croix de guerre et membre de l’association des écrivains anciens combattants, il est « diminué dans ses forces physiques » mais reste, selon L’Alsace française (février 1935), organe où il a publié plusieurs romans en feuilletons comme Parti pour la gloire, un homme « surprenant de farouche probité et de noblesse de cœur ».
Il n’aura eu de cesse d’écrire et de graver. À propos de Le Haoma ou la coupe du nouvel amour (Chapelot, 1921), Gaston Chérau juge qu’il s’agit « un poème d’amour d’un grand souffle, et d’une forme rare ». C’est une prose poétique hantée par les visions de la guerre, empreinte d’amertume et de mysticisme. Dans les années 1920, sa grande époque, Hippeau participe encore avec Henri Bachelin à l’édition du Journal de Jules Renard et donne deux romans qui se remarquent. La Bonne Odeur de la terre (J. Ferenczi et fils, 1925) qui se hisse jusqu’au dernier tour du prix Goncourt – on le compare au Nêne de Pérochon et à Giono – puis Le Voyage en Beauce. Celui-ci est assurément « un livre extraordinaire, un livre sans intrigue, sans complication amoureuse, ni adultère » (Le Petit Courrier, 16 mars 1932). Ce livre qui peut rappeler, en plus court, Terrains à vendre au bord de la mer d’Henry Céard, préfigure lui aussi le Nouveau Roman ! Sa trame est simplissime : pendant un court trajet, quelques kilomètres de carriole, trois personnages sont disséqués d’après leurs attitudes et leurs propos. De la gare à la maison rurale, un vieux Beauceron conduit son fils Charles, un jeune urbain, employé du métro de retour à la campagne, et son épouse, Parisienne un peu inquiète, finalement séduite par les coquelicots… Et Hippeau a « su rendre la monotonie grandiose de ce pays, monotonie en quelque sorte ‘’océanique’’ ». Dépouillé à l’extrême, le roman se lit durant le temps du trajet…
Archiviste au musée Rodin à une période de sa vie, Jean-Paul Hippeau meurt à Orléans un peu avant le 4 avril 1947 et s’enfonce dans l’oubli. Le 18 septembre 1952 Les Nouvelles Littéraires annoncent toutefois la pose d’une plaque commémorative sur son ancien domicile. Elle a été décrochée depuis.
Éric Dussert
Égarés, oubliés Remous et clapotis
octobre 2022 | Le Matricule des Anges n°237
| par
Éric Dussert
Graveur et prosateur, Jean-Paul Hippeau a vécu loin des regroupements mondains. Son œuvre parle d’une vie tendue vers la Création, depuis la Beauce.
Un auteur
Remous et clapotis
Par
Éric Dussert
Le Matricule des Anges n°237
, octobre 2022.