On la surnommait L’Iroquoise, et Laurent Tailhade, que lui avait présenté le peintre James Ensor, lui prévoyait le destin littéraire de Marguerite Burnat-Provins et de Colette Willy. La postérité fut plus modeste, et même un peu trop mesurée. Emma Lambotte, qui s’est éteinte àWilrijk (Anvers) dans sa quatre-vingt-septième année, le 18 mars 1963, reçut des hommages qui mettaient en évidence son goût du partage, son esprit et sa douceur, mais, hormis la réédition de son premier livre, Les Roseaux de Midas (Éditions du Parc, 1938), on tourna ensuite une page définitive avec les bouleversements géopolitiques majeurs qui allaient suivre. Et cependant, Emma Protin épouse Lambotte n’était pas n’importe qui…
Elle était tout d’abord la jolie fille de l’imprimeur Édouard Protin (1824-1884) qui disparut alors qu’elle n’était qu’enfant. Née le 11 août 1876 à Liège, elle avait une sœur, Juliette, et un frère, Robert (1872-1953), qui deviendra l’éditeur de sa sœur. (Il a mené d’abord une carrière de champion du monde de sprint de vélo sur piste, tandis qu’Emma était une bretteuse de talent. Ses aphorismes portent d’ailleurs la trace de son… piquant ; en voici un exemple : « La plupart des femmes ont l’air bête, mais presque tous les hommes le sont… ») Manifestement douée à l’école, elle est autorisée à suivre des cours privés à l’académie de Liège. Éprise d’art, elle peint, signe des critiques sous le pseudonyme d’Emaël, fait la connaissance de James Ensor, une rencontre cardinale : il y trouve un soutien et elle entreprend de collectionner l’art contemporain – et scandaleux - de son temps, sans se préoccuper des goûts de la bourgeoisie anversoise. Elle côtoie cette dernière cependant car elle a épousé en 1895 le chirurgien Albin Lambotte, un pionnier en matière d’ostéosynthèse. Au fil du temps, ce sont vingt toiles d’Ensor que le couple achète, installant L’expulsion dans son salon, au grand dam de la bonne société. L’effet est saisissant, apparemment. Très impliquée dans la vie culturelle, elle est une amie de Marie Gevers, de Neel Doff ou de Max Elskamp, devient la directrice de La Femme wallonne (1931-1950), laissant probablement passer son œuvre littéraire au second plan.
Elle avait entamé celle-ci en 1910 avec un livre, Les Roseaux de Midas (Vanier), préfacé par Laurent Tailhade, qui souleva beaucoup d’intérêt. Guillaume Apollinaire lui en fit compliment. La jeune femme avait rassemblé là poèmes et pensées telles que celles-ci – nous choisissons celles qui concernent ses pairs : « Les longues rêveries de l’écrivain ne sont pas toujours paresse. C’est une forme de sommeil. »
« Nous avons une telle horreur de la banalité, que nous afficherions des vices extraordinaires plutôt que de passer pour n’avoir que de médiocres vertus. »
« Fuyons les gens qui racontent en détail leurs petites histoires ; les gens qui piaillent. Les cris sont détestables ; on entend déjà si mal quand on est seul. Le temps que l’on perd, c’est bien réellement celui que les importuns vous font perdre. »
« Il est des écrivains toujours trop doux, qui nous donnent envie de casser les vitres. Ils n’emploient ni les touches violentes, ni les accents brutaux. Ils ne font que des pastels blanchâtres, avec toutes choses sur le même plan. Ils font de la chirurgie sociale à coups d’égratignures. »
« On dirait que certaines personnes n’ont qu’une chose à faire : analyser leurs impressions, et que le monde gravite autour de cela. »
Soyons francs et reconnaissons que l’envie de casser les vitres n’a pas complètement disparu…
Dans cette veine aphoristique, elle donna ensuite des Boutades (Protin, 1917) et de Petits Poèmes traduits de l’iroquois (Protin, 1918) qui lui vaudront son surnom d’Iroquoise. Plus tard, il y aura aussi les Mots d’enfants (Protin, 1923) qui savent plaire à l’exigeante Rachilde qui les trouve « amusants, pleins d’une verdeur nouvelle et destinés à rajeunir le stock de Messieurs les journalistes » (Mercure de France, 15 avril 1923). Quant à sa poésie, caractérisée, comme l’a relevé très tôt Apollinaire par « une grâce aimable et toujours franche » (lettre du 2 juin 1911), elle joue du double ressort de la candeur et de l’ironie, basculant vers cette dernière lorsque le lecteur, ému, est sur le point de sombrer dans la sentimentalité. « En char de douze pieds, c’est mon cœur qui arrive/ Hélas ! je commençais si bien ! et maintenant je pense à un mille pattes. » Et les trouvailles ne manquent pas dans ses pages, comme ces vers : « Tous les casiers de ma mémoire sont remplis de vous : c’est comme une ruche pleine de miel. » Ce n’est donc pas tout à fait un hasard si les modernes lui dédient des poèmes, comme Paul Neuhuys, avec la « Petite fugue » de son Pot-au-feu mongol (Belfond, 1980). Un hommage plus étonnant sans doute est celui de James Ensor en reponse à un entretien de Jean Bouret dans Le Franc-Tireur du 24 février 1954 où il la place ostensiblement parmi ses peintres préférées, et aux côtés de Rosa Bonheur, Vigée-Lebrun, Marguerite Van Eyck et Angelica Kauffmann… Il semble que bien des choses nous échappent encore à propos d’Emma Lambotte…
Éric Dussert
Égarés, oubliés Une Iroquoise en plat pays
janvier 2023 | Le Matricule des Anges n°239
| par
Éric Dussert
Auteure d’aphorismes, poète et escrimeuse, Emma Lambotte incarna un mélange d’esprit, de tendresse et de douce ironie.
Un auteur
Une Iroquoise en plat pays
Par
Éric Dussert
Le Matricule des Anges n°239
, janvier 2023.