Dominique Fabre, les vies à quai
Le nouveau livre de Dominique Fabre emprunte à Georges Perec deux modes d’écriture. D’une part, il y entre quelque chose de la Tentative d’épuisement d’un lieu parisien dans la manière de rapporter ici les vies qui passent, se croisent, se rencontrent ou se ratent au sein de la gare parisienne. D’autre part on y retrouve le procédé de Je me souviens ici transformé en un « je ne ferai plus » qui marque, plus que le deuil, la nostalgie de ce que, précisément, ce je-là avait eu l’habitude de faire, gare Saint-Lazare. Et justement, on l’aura arpentée plus d’une fois, cette gare, en lisant les romans de Dominique Fabre, comme lui l’aura arpentée souvent en vivant sa vie. Le livre, toutefois, raconte aussi autre chose, qui apparaîtra aux yeux du lecteur dans la partie finale où l’auteur s’adresse à sa mère défunte. On serait là plutôt du côté du Peter Handke de La Courte Lettre pour un long adieu et l’on se dit, le livre achevé, que le point final, celui qui condamne l’auteur à ne plus allumer de Chesterfield, à ne plus se faire coiffer chez Joffo, à ne plus regarder « vers les cabines à l’autre coin en me demandant bien qui je pourrais appeler, qui serait peut-être libre pour zoner avec moi une heure ou deux », c’est bien la mort de cette mère que le fils aimait, lui qu’elle n’aimait pas. Si la gare est au cœur d’un territoire d’errance, c’est bien parce qu’elle est l’entrée et la sortie du territoire maternel. Celui autour duquel tournent bon nombre des livres de l’écrivain. Un territoire qui se confond avec celui de deux enfances : l’une rêvée, l’autre subie.
Mais on n’est pas obligé de rattacher ce qu’on lit à la vie de l’auteur, bien que le livre soit purgé apparemment de toute fiction (mais les souvenirs ne tissent-ils pas leurs propres fictions ?). Les phrases suffisent à nous conduire au cœur d’une nostalgie qui fera écho aux nôtres, puisqu’elles ne cessent, ces phrases, de tisser le lien entre un monde disparu qui fut aussi le nôtre et celui d’aujourd’hui. Ainsi du monument aux morts de la gare, hommage rendu aux gamins qui moururent à Verdun et moururent encore entre 40 et 45, hommage supprimé pour « le mini-Carrefour City qu’ils ont installé en lieu et place du monument ».
Le livre avance par fragments, morceaux de mémoire arrachés au temps, grâce auxquels le narrateur se revoit gamin confondre le bureau des enfants trouvés avec celui des objets du même nom. Enfants, objets, même chose qu’on trimballe et qu’on perd, comme lors de cette scène dont il est le témoin : un gamin noir « suivait sa mère entre les jambes des banlieusards ; à un moment j’ai regardé vers eux parce qu’en somme c’était assez amusant d’être un petit bonhomme de 5 ou 6 ans avec une jolie chemise boutonnée de bas en haut et des chaussures brillantes, peut-être pas les chaussures les plus solides, mais propres. Et ce n’était sans doute pas évident de devoir guider ce petit bonhomme dans la gare. » On est par la grâce d’une attention compassionnelle très...