A ma gauche, Thomas Bernhard, misanthrope et écrivain. A ma droite Krista Fleischmann journaliste tenace. Au centre, une caméra de télévision. Interviewer l’ermite autrichien s’apparentait plus à un combat de catch qu’à un divertissement mondain. Du catch, Thomas Bernhard a cette faculté de porter des coups qui ne font pas mal à l’adversaire, contrairement à ceux qu’il porte dans ses livres. Il a aussi des dons de comédien. A le voir entraîner Krista Fleischmann dans une sorte de flirt taquin, on se dit que le bougre devait être coriace à interroger. Mais la journaliste pratique son métier comme d’autres la pêche à l’esturgeon. Principe de base : lorsque le poisson mord, le laisser tirer sur la ligne, lui laisser croire qu’il va l’emporter et ferrer d’un coup sec. En pratique, Krista Fleischmann laisse Thomas Bernhard l’embarquer dans une série de jugements à l’emporte-pièce (sur Freud : « Une des rares grandes personnalités qui aient eu une barbe et aient quand même été grandes ») ; elle semble prendre tout ce qu’il dit pour argent comptant et tout à coup, hop ! elle ferre : « Arrêtons tout de suite avant que vous ne me meniez en bateau encore plus loin ! ». Le coup pourrait être rude, mais le vieux briscard n’abandonne pas la partie pour autant.
Des trois interviews ici retranscrits, de 1981 à 1986, on retiendra ce don avec lequel l’écrivain consolide sa carapace. Pour ne rien livrer de lui, il surjoue, il exagère, il exaspère. Le monde devient grotesque, les politiciens sont « tous des canailles », les femmes sont privées d’intellect. Bernhard se fait presque trivial, il rabaisse son discours à la discussion de bistrot : « quand on est assis à côté (d’une femme au volant), c’est une expédition d’enfer, parce qu’en fait elles ne sont pas à la hauteur de la tâche. » Dans la méchanceté l’écrivain en rajoute. Il serait fou de prendre toutes ces déclarations au premier degré, il semble plus opportun de croire Thomas Bernhard lorsque, fatigué, il déclare : « J’aimerais bien pouvoir enfin être sérieux, j’aimerais bien ne pas faire que des astuces et des plaisanteries. J’aimerais enfin parler avec vous d’une chose sérieuse. » C’est ainsi qu’au détour d’une phrase échangée dans un cimetière portugais, ou d’une chambre d’hôtel en Espagne, l’écrivain laisse échapper, enfin, cette part d’humanité, cette sensibilité que seuls ses romans révèlent, en négatif d’une violence désespérée, d’une rage de sentimental. « Je ne connais pratiquement personne qui aime vivre plus que moi et qui soit aussi plein de méchanceté. » Il est ainsi, au cours de ces entretiens, des paradoxes et des provocations qui sonnent comme des confessions. Au détour d’une tirade pleine de formules fulgurantes d’où il cherche à effacer toute intelligence, Thomas Bernhard se relâche. Ce qu’il dit alors, ce qu’il laisse échapper de lui, est tout-à-coup sincère, c’est-à-dire désespéré. Ainsi, lorsqu’à la publication des Arbres à abattre, en 1984, Krista Fleischmann lui demande : « Vous ne vous dites pas que quelqu’un pourrait être atteint (par ce que vous écrivez) ?« , la réponse n’est sûrement pas une simple boutade : « Naturellement si, puisque c’est moi qui suis le plus atteint. » et aussitôt, reprenant le dessus, le pamphlétaire ajoute : »Alors pourquoi est-ce que je devrais m’émouvoir si ces autres, ces petites personnes se sentent atteintes. »
Dans sa courte postface, Krista Fleischmann raconte que Thomas Bernhard était prêt à faire sa nécrologie devant un mur blanc face à la caméra. La date de sa mort, rappelée en guise de point final à ce livre, laisse à ces entretiens un goût amer d’inachevé. Thomas Bernhard est parti sans jamais avoir quitté son armure.
Thomas Bernhard entretiens
avec Krista Fleischmann
traduit de l’allemand et
de l’autrichien par Claude Porcell
L’Arche
164 pages, 99 FF
Domaine étranger Le bouffon misanthrope
octobre 1993 | Le Matricule des Anges n°5
| par
Thierry Guichard
L’écrivain autrichien Thomas Bernhard disparu en 1989 avait accordé toute une série d’entretiens à une journaliste allemande. Entre provocations et confessions.
Un livre
Le bouffon misanthrope
Par
Thierry Guichard
Le Matricule des Anges n°5
, octobre 1993.