Flâneur courtois, touriste distrait, Henri Calet (1904-1956) arpentait le paysage urbain de son Paris natal avec un sentiment de perpétuel émerveillement, celui de découvrir la petite face cachée du monde. Il aimait répertorier les petits bonheurs et les petits malheurs de la vie quotidienne, les souffles d’une palpitation qu’une époque toujours pressée s’évertuait à refuser d’écouter. Trop anecdotique, disait-on, pour qualifier son œuvre. Il le déplorait du bout des dents : « Les « Prix » ont été distribués ; il n’a pas été question de moi. Je reçois des articles dans lesquels on le déplore ».
Regard attentif, désabusé : Henri Calet aimait trop les hommes et la vie, ce « petit mot, d’une syllabe, presque un soupir » pour s’en soucier. Depuis, et c’est tant mieux, les lecteurs continuent de suivre ses promenades, certes en groupe restreint, mais le cœur serré, épris par tant de sensibilité.
Avec cette réédition du Grand Voyage, nous retrouvons le Calet romanesque avec son exotisme, sa tendresse et ses doutes. Ce voyage est celui de Germain Vaugrigneuse, la trentaine. Histoire ordinaire : la guerre, la captivité, le retour à la lumière, l’argent facile grâce à une collaboration douteuse, la faillite. Puis un départ brusque, avec le magot sous le bras, direction l’Amérique. Une affaire de cœur le fait accoster en Uruguay, ce petit pays de deux millions d’hommes et de femmes, au « pavillon national marqué d’un soleil hilare à face humaine. » Germain y découvre l’oisiveté, les groupes anarchistes, les filles de joie, l’homosexualité, la cocaïne. Dans ce pays cocasse et nu, à une époque où chacun projette de créer un golf miniature ou une laiterie moderne, les destinées se tracent à la craie blanche. Entre ceux qui « s’étaient réfugiés dans un avenir de fantaisie » et ceux pour qui l’exil est la dernière escale, Germain louvoie, erre, butine sans grand appétit ce nouveau monde luxuriant mais délétère qui s’offre à lui. Calet a toujours préféré les pauvres aux riches, les frêles aux gaillards, les incertitudes aux convictions. Germain est un perplexe, toujours secondé, incapable d’agir, de choisir. C’est une constante, l’auteur de Monsieur Paul a toujours raffolé de voir comment ses personnages s’arrangeaient avec la vie, et le narrateur ne se prive pas d’en apprécier les tournures : « Il avait été fou de se lancer dans ce voyage, de tout casser. On ne rebâtit rien sur les ruines de son cœur » ; « Depuis des années, il parcourait en tous sens une sorte de désert« ; »Il aimait jouer, il avait mis sa vie sur le tapis. Plus précisément, il aimait perdre. » Lente descente en abîme, ce Grand Voyage offre de quoi perdre pied. Ce livre pourrait être une bouteille jetée à la mer dans laquelle n’est contenu aucun message de détresse, mais la vie de tous les jours d’un prisonnier, muré dans l’espace de ses contradictions, otage de lui-même. Comme à son habitude, Calet tricote point par point toute la mélancolie de vivre. La trame du roman est empreinte d’une langueur lourde, astrale ; pourtant on en sort presque rafraîchi tant la maîtrise est parfaite. Calet est un virtuose de l’esquive, modèle de précision, de concision. Chaque phrase, rarement encombrée, fait mouche à tous les coups. Et l’effondrement intérieur devient subitement un acte d’héroïsme.
Chez Calet, il n’y a pas de désespoir absolu, à la rigueur une mélancolie noire adoucie par un humour de tous les instants : « Cette affaire était décousue, du commencement à la fin, depuis A jusqu’à Zut. »
Un Grand Voyage
Henri Calet
Le Dilettante
256 pages, 110 FF
Domaine français Calet ou la vraie vie
février 1994 | Le Matricule des Anges n°7
| par
Philippe Savary
Henri Calet était un virtuose pour dire toute la mélancolie de vivre. Réédition de son Grand Voyage, lent effondrement intérieur bordé d’humour.
Un livre
Calet ou la vraie vie
Par
Philippe Savary
Le Matricule des Anges n°7
, février 1994.